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Page:Nodier - Contes de la veillée, 1868.djvu/77

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d’elle, comme si elle m’avoit tout à coup retrouvé au sortir d’un songe.

— Toujours ! toujours ! répéta madame Lebrun. — Et on dit depuis si longtemps qu’Armand-Jean Duplessis ne règne plus ! Il n’y a cependant pas à s’y tromper, murmura-t-elle d’une voix qui s’affoiblissoit de plus en plus, de manière à n’être entendue que de moi, et dont les dernières articulations expirèrent dans mon oreille… — À celui-là le destin de l’autre ! Encore une tête pour Matabœuf !

L’impression que me firent ces singulières paroles fut si vague et si fugitive que je ne pris pas la peine d’y chercher un sens. Je m’en étonnai d’autant moins, sans doute, que j’étois entré chez madame Lebrun tout préparé à quelque chose d’extraordinaire ; et, content de voir que son émotion n’avoit pas duré plus longtemps que la mienne, je vins reprendre ma place.

— Matabœuf ! reprit-elle en appuyant son front d’ivoire sur sa main d’ivoire ! Où ai-je pris ce nom-là ? qui m’a rendu ces souvenirs ? comment se réveillent-ils si puissants après un siècle écoulé ? Par quelle fatalité suis-je condamnée à revoir ce que j’ai vu, comme si je le voyois encore ?

Ses idées paroissoient se presser dans son esprit et courir à ses lèvres ; et tout le monde écoutoit, Angélique et moi surtout. Le mystère a tant de pouvoir sur de jeunes âmes qu’une éducation chrétienne et poétique a nourries de merveilles !

Madame Lebrun continuoit à réfléchir, et un de ses doigts élevés vers le ciel annonçoit qu’elle alloit parler.

— Le récit qu’elle nous fit, je vous le raconterai une autre fois, dit M. Cazotte en se levant, car il me semble que dix heures sont sonnées, et sous le règne de la liberté, il est plus prudent que jamais de rentrer de bonne heure. Et puis, mon Élisabeth est fille à s’inquiéter aisément pour son vieux père. Il est dit dans