Page:Pérochon - Les Creux de maisons.djvu/142

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Lucien eut plus de succès au bureau ; il ne tarda pas à y être surnommé Ravachol, ce qui le flatta beaucoup. Il réussit à se faire une réputation enviée d’employé très indépendant, chaud de la tête, mal noté et même persécuté à cause de ses opinions. Il adopta un langage désinvolte et des allures d’un cynisme élégant qui lui permirent de ne plus dissimuler sous un banal gilet ses chemises de flanelle riche mauves ou roses. Il donna la liberté à ses cheveux et laissa pousser toute sa barbe — qui était fort belle et qu’il soigna.

Sincère, ignorant et verbeux, il prenait souvent des élans d’apôtre.

À plusieurs reprises, pendant des congés, il tenta de convertir l’abbé : l’effet fut nul. Ce jour même, avant le départ de Lucien pour le Pâtis, les deux frères avaient eu une discussion en déjeunant. Lucien, qui lisait à haute voix un article sur le socialisme chrétien, s’était soudain arrêté en voyant l’indifférence de son frère, uniquement occupé à savourer un œuf mollet.

— Dis donc ! c’est pour toi que je lis ; c’est un abbé qui signe ces lignes ; tu pourrais peut-être écouter !

— Un abbé ! Que dis-tu là, mon pauvre Lucienfer ? Mange donc !

Lucien avait jeté le journal et s’était mis à éplucher une tranche de melon en murmurant :

— Non, il n’y a rien à faire de ce côté-là ; l’auteur se trompe : rien dans les veines, ces prêtres, rien dans le cœur ! Pas d’amour, pas de charité, pas de foi même, pas de foi ! N’est-ce pas que tu n’as rien là, marchand d’hosties ?