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Page:Pérochon - Les Hommes frénétiques, 1925.djvu/75

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HARRISSON LE CRÉATEUR

— En effet, répondit Harrisson, cette soirée sera très mauvaise pour moi, si vous me parlez sur ce ton, Lygie !

Dans l’ombre où elle se trouvait, il distinguait mal les traits de son visage. Il vit cependant ses yeux s’élargir, et il la devina toute secouée d’émotion dans l’attente effrayante du bonheur.

Alors, il fut, lui aussi, étranglé par l’angoisse, et les paroles définitives s’arrêtèrent sur ses lèvres.

À trente-cinq ans, Harrisson n’avait guère connu que la fièvre des recherches, l’ivresse un peu rude et orgueilleuse d’un aventureux conquistador de la pensée. Et son trouble avait été grand lorsqu’il avait découvert chez Lygie, au lieu de sympathie confraternelle, au lieu d’une amitié cérébrale et simple, un attachement plus tendre, plus complexe, plus profond.

Il entrait dans le monde du sentiment ; il y entrait gauchement, comme à regret, désorienté par l’insuffisance, en ce domaine, de ses dures habitudes logiciennes.

Lygie s’appuyait à la balustrade où sa main mutilée faisait une tache pâle. Harrisson, regardant cette main, se remémorait les circonstances de l’accident, le tranquille courage de la jeune fille qui avait repris son poste au laboratoire longtemps avant la guérison.

Et, pour la première fois, il évaluait à son prix l’aide attentive et passionnée qu’elle lui avait apportée depuis qu’elle était entrée à l’institut Avérine.

Il songea : « J’ai vécu près d’elle, pendant des jours et des jours sans la connaître… Et, moi-même, je ne me connaissais pas davantage… »