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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/100

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L’ÉTAPE

ses enfants peuvent-ils aspirer à tout ? Qu’était Gambetta ? Le fils d’un épicier. Burdeau ? Le fils d’un canut. N’ont-ils pas exercé les plus hautes charges de l’État ? N’ont-ils pas habité des palais, frayé, au nom de la France, avec les princes et les empereurs sur un pied d’égalité ? N’ont-ils pas eu des funérailles nationales ? Je ne suis pas grand’chose, mes enfants, » conclut-il, en roulant sa serviette pour la passer dans un anneau de bois déverni qui n’avait pas été renouvelé depuis des années, — car le déjeuner s’achevait et il venait d’absorber sa tasse de café, sans sucre, par économie, — « j’ai beaucoup travaillé dans ma vie, mais il y a un sentiment qui m’a toujours soutenu et réjoui, au milieu de mes tracas, c’est celui de me sentir un libre citoyen d’une libre démocratie, et de n’avoir personne au-dessus de moi, que les maîtres que je me suis librement donnés par mon vote… »

— « Et si tu avais été dans la minorité ? » demanda railleusement Antoine, comme on se levait de table.

— « Je n’aurais eu qu’à convertir mes concitoyens à mes idées et à essayer de devenir la majorité… »

— « Et si tu n’y étais pas arrivé ? » insista le jeune homme.

— « Je me serais soumis à la loi du nombre. »

— « Tu aurais donc obéi à des maîtres que tu ne te serais pas librement donnés ? » reprit Antoine. « Que tu obéisses à un, comme dans