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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/101

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LES MONNERON

les monarchies, ou à plusieurs millions, comme dans les républiques, c’est kif-kif, pour parler le style de notre intéressant Gaspard… » Il tira l’oreille de son jeune frère, en débitant cette profession de foi avec sa gouaillerie habituelle, puis, s’en allant, comme il faisait à l’ordinaire, aussitôt le repas fini : « D’ailleurs, tu connais mes opinions sur la politique. Je dirai comme un de nos plus illustres hommes d’État : Il n’existe pas de mot dans la langue française pour exprimer à quel point je m’en… ! »

Il n’acheva pas sa grossière citation et sortit de la pièce, sans que Joseph Monneron, sur le visage duquel avait passé une véritable douleur, eût eu le temps de lui répondre. Cette expression de physionomie fut si pénible à Jean qu’il suivit son frère impulsivement jusque dans sa chambre :

— « Pourquoi as-tu parlé ainsi à notre père ? » lui demanda-t-il. « Ne t’en va pas sans être revenu causer un peu avec lui, autrement… »

— « Je n’ai pas le temps, » répondit Antoine, qui avait ôté sa redingote pelucheuse à revers de soie, avec le soin qu’un chevalier du temps jadis pouvait avoir pour se dépouiller de son armure. Il avait versé de l’eau dans une cuvette, et, dans cette eau, quelques gouttes d’un parfum de verveine assez fort. Il commença de se laver le visage et les mains, en disant à son frère : « Prend » mon portefeuille dans la poche de ma redingote, à droite. Tu y trouveras un portrait. Tu l’as ? Regarde-le, c’est la jeune personne avec qui j’ai