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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/285

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UN CŒUR DE JEUNE FILLE

sœur. « Oui, qu’il la garde ! Mais nous la payons bien cher !… » Cette sécurité de Joseph Monneron, au milieu des mystères horribles que cachait l’apparente bonhomie de leur existence de famille, était sinistre comme le passage d’un somnambule sur le rebord d’un toit, à quelques centimètres du gouffre. Elle ne datait pas d’aujourd’hui, et pas d’aujourd’hui non plus l’impuissance du fils à montrer ce gouffre au dormeur enfin réveillé. Jamais il n’avait senti plus amèrement quelles redoutables conséquences comportent ces partis pris de généreuse illusion, tels que celui où s’enveloppait ce père, inapte à la vie par raisonnement autant que par tempérament. Par contraste, le jeune homme ne put s’empêcher de songer au maître chez lequel il était allé, ce matin, trouver tout ensemble l’appui matériel et l’appui moral, à ce Victor Ferrand, dont le coup d’œil lucide était descendu si vite au fond de ses plaies ! Certes, Joseph Monneron n’avait pas moins une haute nature que son condisciple de l’École Normale. Il n’était ni moins intelligent, ni moins tendre. Il n’avait pas eu un autre métier, il n’appartenait pas à un autre corps. La différence entre eux résidait dans la discipline intérieure : l’un s’était conformé à l’expérience séculaire de ses morts, dans son interprétation de l’existence, et l’autre non. Comme pour appeler à lui le secours de cette personnalité si complète et si solide, l’amoureux de Brigitte tira de sa poche l’enveloppe encore gonflée de billets bleus que la main du Juste lui