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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/295

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UN CŒUR DE JEUNE FILLE

entre eux aucune explication. Elle opposa donc au regard aigu de l’interrogateur ce masque maussade dont elle s’était si souvent armée contre sa soupçonneuse et maladroite curiosité, et elle répondit :

— « Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ?… »

— « J’ai appris là, » continua Jean, « qu’Antoine était allé rue de Varenne, ce matin, avant neuf heures, en sortant d’ici. Il a vu Rumesnil. Celui-ci est parti pour la campagne ensuite. Je n’ai donc pas pu causer avec lui. Mais mon opinion est faite : c’est Rumesnil qui a prêté les cinq mille francs… »

— « Il faut les lui rendre, voilà tout… » répliqua la jeune fille. Quoiqu’elle redoutât, depuis le matin, cette odieuse démarche d’Antoine, avec cette seconde vue de la passion, dont nous sentons bien, même sans nous permettre d’y croire, qu’elle a son infaillibilité divinatrice, elle n’était arrivée qu’à une demi-certitude. Jean lui apportait la certitude entière. Ce fut comme un coup qui paralysa, pour un instant, tous ses membres. La plume lui glissa de la main. Le serrement de sa poitrine étouffait son souffle. Mais son orgueil lui rendit, même dans cette défaillance physique, cette énergie de négation où se crispent et se butent les sensibilités ulcérées. Le ton de son frère dans leur entretien d’avant le déjeuner l’avait brutalisée et comme nouée. On l’aurait tuée plutôt que de lui arracher un aveu qu’un peu de douceur, à cette minute