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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/307

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UN CŒUR DE JEUNE FILLE

tait parée pour lui. Jamais l’antithèse entre les dessous de sa vie et ce qu’il en voyait n’avait donné un caractère d’ironie plus cruelle à ce « Quel malheur ! » commentaire habituel au prétendu chef-d’œuvre du poète mort jeune. Mme Monneron l’avait écouté, bouche bée, ses yeux noirs grands ouverts, comme si elle comprenait qu’en effet le rhétoricien de l’Empire n’avait pas pu « supporter ses fers ». Et elle avait posé sur ses genoux l’interminable bande de tapisserie qu’elle faisait et défaisait, depuis combien de soirs semblables ? Cet ouvrage était destiné à garnir le canapé du salon, qui montrait la corde, comme le reste du meuble, en velours rouge frappé, acheté d’occasion lors de l’arrivée à Paris. Encore une de ces opérations où excellait la femme du fonctionnaire, toujours désireuse de paraître et incapable d’une acquisition étudiée et consciencieuse. Les bois de mauvaise qualité avaient joué. La dorure au rabais avait pris des tons ocrés et inégaux, de l’effet le plus déplorable. L’étoffe n’offrait plus qu’un dessin brouillé. Et, pour bien démontrer que ce n’était pas là un simple accident, la pièce de tapisserie, avant même d’être achevée, étalait des raccords de laines mal rassorties, que la Niçarde, habituée à l’à-peu-près du logis natal, justifiait en disant :

— « Quand toutes les couleurs seront passées, on n’y verra que du feu. Pechère ! »

Ce fut encore ce logis natal, toujours regretté, qui se dessina devant ses yeux, au lointain sou-