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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/31

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UN AMOUREUX

partageait, sur le chapitre du tutoiement, l’opinion de son maître Bonald, lequel a écrit avec son austère ironie : « On ne tutoie plus que son père et sa mère. Cet usage met toute la maison à l’aise. Il dispense les parents d’autorité et les enfants de respect… » Ce petit détail donnera la nuance du caractère et des manières de M. Ferrand, chez qui la bonhomie se relève d’une courtoise, mais souveraine dignité : « Oui, » avait insisté la jeune fille, « je vous avais promis, il y a huit jours, de ne plus vous parler de M, Monneron, et d’être calme. C’est la première fois de cette semaine que je vous aurai prononcé son nom, et j’ai été calme, très calme. Je la suis plus encore ce matin. Je viens de demander à ma mère d’intercéder là-haut pour que les choses soient telles que je les désire… C’est comme si j’avais reçu une promesse… Ah ! mon père, que je plains ceux qui n’ont pas la foi ! Comment vivent-ils avec leurs morts ? Et ne pas vivre avec ses morts, c’est ne pas avoir de famille. Quand je pense qu’il n’a pas connu, jusqu’ici, ces joies profondes que donnent les pratiques religieuses, que je suis tentée de le plaindre !… »

À mesure qu’elle parlait, montrant à nu, dans leur ingénuité, ses espérances et son amour, elle pouvait voir un pli soucieux contracter le front et la bouche de son père. M. Ferrand était un homme de cinquante-trois ans, taillé en force, avec un visage dont la pâleur naturelle s’était accrue par une existence trop sédentaire. Ce teint