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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/326

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L’ÉTAPE

nom de d’Estrées, à cause du dernier maréchal de cette illustre lignée. Toutes les artères de ce quartier qui avoisine les Invalides ont été baptisées d’après des hommes de guerre. Celle-ci va de l’École Militaire à la place Saint-François-Xavier, en coupant de biais les larges avenues de Ségur, Duquesne et de Breteuil. Ses trois tronçons la rendent ainsi accessible de côtés très divers. C’était la raison pour laquelle Rumesnil y avait placé sa garçonnière secrète, au rez-de-chaussée d’une maison d’angle, de façon qu’il fût facile à une femme qui arrivait là de se rendre compte si elle était suivie. On pense bien que ce discret asile de plaisir n’avait été ni installé, ni utilisé pour la seule Julie Monneron. Elle-même, et si peu renseignée fût-elle, les protestations de son amant sur ce point ne l’avaient pas assez convaincue, et dans ses heures de réflexion, elle devinait la sinistre vérité : croyant se donner à un amoureux, elle s’était livrée à un libertin, déjà blasé, mais pour qui cette aventure, si en dehors de ce qu’il avait rencontré jusqu’ici, avait eu un piment de nouveauté. Cette petite intellectuelle, fine et maigriotte comme une statuette du moyen âge, instruite comme un agrégé et naïve comme une nonne, athée et crédule, raisonneuse et passionnée, déflorée d’esprit et si intacte de cœur et de corps, révoltée contre l’ordre social jusqu’à l’anarchie et attirée par tout ce qui chatoie et brille, jusqu’à l’enfantillage, avait mordu sur les sens du jeune homme. Hélas !