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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/400

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L’ÉTAPE

lement, se les prononçant tout bas en lui-même, ces paroles, en mesurant à l’avance la gradation, tendant sa volonté pour être calme d’abord, implacable ensuite, si le traître — et c’était trop probable — le contraignait à la violence. L’idée lui vint soudainement, qu’après tout, on ne lui avait peut-être pas menti : Rumesnil pouvait avoir voulu dîner avant la conférence avec Crémieu-Dax, précisément pour éviter toute occasion de se trouver seul avec lui, Jean, même à la porte de l’Union… Que Salomon, l’ami si réfléchi qui avait déjà tant deviné de ses secrets, fût le témoin lucide de cette première rencontre, c’était bien dur. Il y avait quelque chose de plus dur encore, c’était d’attendre. À peine cette possibilité d’abréger cette intolérable attente eut-elle apparu à l’esprit du jeune homme, qu’il se dirigea, d’un pas qui ne connaissait plus l’hésitation, vers le Restaurant de Tempérance.

Il lui fallait, pour arriver au faubourg Saint-Jacques, du faubourg Saint-Germain où il se trouvait, traverser deux endroits qui achevèrent de l’écraser de tristesse : ce fut le quartier du Luxembourg d’abord, hanté par le fantôme de Brigitte Ferrand, de cette Brigitte à laquelle il n’osait plus penser maintenant. Les imaginations parmi lesquelles il avait été contraint de vivre toute la journée étaient si impures, si souillées ! Il lui semblait que le frère de la maîtresse de Rumesnil, de la fille enceinte à qui un amant infâme proposait des pratiques d’avortement,