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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/478

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L’ÉTAPE

l’intimité d’autrefois n’ait jamais eu lieu. L’on se suit pourtant l’un l’autre, à travers l’existence, avec une ardeur d’intérêt qui, chez le moins heureux des deux anciens amis, s’empoisonne si aisément d’une souffrance secrète. Le fond même de la personne est engagé dans cette espèce de concurrence que l’on établit entre soi et le compagnon des débuts. On se mesure et ses propres défaites, à ses succès à lui. Cette nuance de la triste passion d’envie n’a jamais été bien étudiée. Ceux qui l’inspirent mettent leur orgueil à l’ignorer, et ceux qui l’éprouvent ne se l’avouent guère. Si l’on eût dit à Joseph Monneron qu’il haïssait l’ami de jadis, avec lequel il avait tant discuté dans le préau d’Ulm, oui, qu’il le haïssait, lui, qui n’avait même pas eu le loisir d’une thèse, pour sa large aisance, pour le temps que Ferrand avait pu donner à un travail libre, pour son bel ouvrage sur la Tradition et la Science, dont il avait admiré, malgré la doctrine, l’ordonnance et le style, certes il se serait révolté là contre. Cependant une telle violence d’aversion, c’était bien de la haine. Heureusement pour le jeune homme, à qui cette constatation était très douloureuse, l’arrivée de Mme Monneron vint couper court à cet entretien. Aurait-il pu supporter d’entendre son père donner cours à des sentiments trop naturels, trop explicables par l’infirmité du cœur humain, trop justifiables même par une opposition radicale de principes et de formes d’esprit ? Cette épreuve fut épargnée à l’amoureux