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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/482

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L’ÉTAPE

défense contre les leçons émanées de la réalité démontrait que ces leçons, contrairement à ce que pensait son fils, lui arrivaient bien. Seulement, — c’est la loi générale quand un esprit se refuse à modeler ses idées sur les faits, — au lieu de recevoir ces leçons sous forme d’enseignement, il les recevait sous forme de douleur. Ce matin encore, si le jeune homme eût déchiffré entièrement ce cœur du chef d’une famille si atteinte, il fût demeuré effrayé de constater que les mots par lesquels ce père au désespoir avait fait l’éloge de sa femme étaient un sublime mensonge, pour la défendre contre les sévérités de son fils. Joseph Monneron, qui n’avait jamais jugé son Anna, quand il s’agissait de lui, venait de la juger à propos de sa fille, et de comprendre, aussi clairement que Jean, combien ce silence de Julie accusait sa mère. Cette impression, qu’il ne devait jamais dire, ni même s’avouer, était le symbole exact du travail qui allait s’accomplir en lui. Tant qu’il avait été seul en question, les démentis infligés par la vie à ses idées n’avaient pas compté. C’était la vie qui avait tort, et il l’avait bravée, en homme de Plutarque, à l’antique, au lieu de redresser sa pensée d’après elle. Il avait pu, par exemple, lui, le passionné d’égalité, vérifier par sa propre expérience le mensonge de cette formule, la plus séduisante de son programme idéal : « Toutes les carrières ouvertes à tous. » À cinquante ans passés, le professeur de lycée sans fortune, et qui n’avait pas même pu devenir docteur,