Aller au contenu

Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/499

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
487
BRIGITTE FERRAND

eux, des gens si sévères, jamais ils ne consentiraient. Il faut que je disparaisse… Il y en aura au moins un d’heureux ! »

Elle n’eut pas plus tôt jeté ce cri qu’elle en sentit la cruauté, et elle prit la main de Joseph Monneron avec un regard qui l’excusait de la phrase qu’elle avait osé dire. Elle ne l’avait pas moins dite, et quand la garde-malade, qui s’était éloignée pour laisser toute liberté à leur entretien, revint les avertir que le temps accordé à chaque visite, d’après l’indication du médecin, était écoulé, ce fut ce mot que le père emporta, comme une pointe fichée et brisée dans son cœur : « Il y en aura au moins un d’heureux ! » Avoir travaillé, comme il l’avait fait, plus de quarante ans de sa vie, depuis sa lointaine entrée au collège de Tournon jusqu’à maintenant ; s’être refusé, comme il l’avait si naïvement proclamé, tous les plaisirs, jusqu’aux plus modestes, jeune, par ferveur d’étude, plus avancé dans la vie, par dévouement pour les siens ; avoir toujours suivi l’inspiration de sa raison dans les actions importantes ou petites de sa vie ; s’être associé, sans calcul, au mouvement de son pays et de son époque qui vous a semblé le plus juste ; avoir établi ainsi sa famille dans des conditions d’absolue sincérité, — et entendre un des membres de cette famille dénoncer la banqueroute de cette longue carrière, d’une seule petite phrase, dont ont sent soi-même la vérité au point de ne pas même la relever, — quelle misère ! En se retrou-