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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/511

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BRIGITTE FERRAND

visage, ses paupières s’abaissèrent sur ses yeux, et, se levant de sa chaise, elle s’échappa de la pièce avant que Joseph Monneron eût pu même songer à la retenir. Il était encore là immobile, comme stupéfié, bouleversé lui aussi jusqu’à la racine de son être par cette scène muette et si éloquente, lorsque le maître de ce paisible asile de travail, le manieur d’âmes auquel il était venu disputer son fils, Victor Ferrand en personne entra dans la bibliothèque. Le « Bonjour Monneron… Bonjour Ferrand… » que les deux camarades d’école échangèrent fut prononcé de la même voix qu’ils avaient jadis pour s’aborder dans la cour de la rue d’Ulm, avant 1870 — et l’on était en 1900 ! Le timbre et l’intonation sont, avec le regard et le geste, ce qui change le moins à travers les années, et ce fut aussi de cette même voix, évocatrice des lointaines discussions d’idées par lesquelles ils avaient préludé à leur départ pour la vie, que le père de Jean dit au père de Brigitte :

— « Ferrand, j’ai su que tu avais prêté de l’argent à mon fils, une somme importante… Je voulais t’annoncer qu’elle te sera rendue dans trois jours, je ne peux pas plus tôt ; te remercier et te faire des reproches de ne pas m’avoir averti… Mais il ne s’agit plus de cela, » continua-t-il, sur un geste de l’autre, « il s’agit de ce que je viens d’apprendre, et qui est trop grave pour que je ne t’en parle pas… Ferrand, je fais appel à tous nos souvenirs de jeunesse. Je te demande de me répondre avec une franchise absolue, comme je t’interroge.