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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/56

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L’ÉTAPE

pas sa faute, c’est la mienne. Je me suis habitué, depuis des années, à ne jamais me montrer à lui dans ma vérité, et j’expie ce mensonge de silence par une impuissance absolue à nous expliquer aujourd’hui, sans déchirements. Vous le connaissez, vous savez comme il est entier dans ses idées, et, en même temps, comme il est sensible, je dirai presque, farouche, et pour tant de raisons. Tout distingué qu’il est, le paysan est trop près. Il n’a pas été apprivoisé à la vie bourgeoise dès son enfance, et cela lui donne une violence intérieure que je n’ai jamais pu braver, par excès de sensibilité, moi aussi. Vous savez qu’il est, avec cela, le plus idéaliste des hommes, idéaliste jusqu’à la chimère. Où aurait-il appris à connaître la vie, à la manier ? Avec quoi a-t-il jamais été en contact ? Tout jeune, il était au collège, séparé de sa famille par ses mœurs, par son instruction, par tout. À l’École, il vivait parmi des livres et des idées. Fonctionnaire, son traitement lui est arrivé tous les mois, comme une rente. Il a ignoré l’âpreté des luttes d’intérêt. Professeur, il a fait des classes et donné des leçons, ayant toujours et toujours, avec ses collègues comme avec ses élèves, des relations réglées, officielles. Il n’a pas acquis ce don de lire dans les âmes que vous ayez, vous, mon cher maître, et qui vous vient de tant de choses ! Vous aviez une famille, vous, et un milieu. Vous aviez un pays, cet Anjou dont vous m’avez dit si souvent ce que vous lui deviez, tant de points de contact avec des réalités vivantes.