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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/58

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L’ÉTAPE

famille n’est pas une famille, que nous sommes en l’air, sans appui, sans vraie atmosphère, sans certitudes, et pour tant de causes ! Sommes-nous des bourgeois, sommes-nous des plébéiens ? Moi, il y a des jours où je me sens peuple par toutes mes fibres, où je retournerais à la terre, si je pouvais. Mais mon frère Antoine a déjà été grisé par Paris, il ne rêve que luxe et que plaisir. Notre simple intérieur de la rue Claude-Bernard lui est inhabitable. Notre père ne veut pas plus voir cela qu’il ne veut voir que ma sœur Julie a l’horreur de l’existence qu’il lui destine, de ce Sèvres où elle va entrer et du professorat dans les lycées de filles ensuite… Quand les signes de leur désaccord avec lui sont trop multiples, comme aussi quand les politiciens de son parti commettent de trop malpropres actions, moi, qui le connais si bien, je le sens qui se retire en lui, qui s’en va du monde réel dans ses idées. Il ferme les yeux intellectuellement, comme on les ferme physiquement, devant un spectacle insupportable… Tout le secret de mes silences à l’égard de mon père est là, dans cette sensation que j’ai eue, presque enfant, qu’il ne voulait pas voir certaines choses, parce qu’il en souffrait, d’une souffrance qui vous étonnera, même vous, car vous n’avez jamais rencontré que son optimisme, si voulu, lui aussi. Mais moi, qui diffère tant de lui, par mon amour passionné de la vérité, quelle qu’elle soit, je lui ressemble trop par cette sensibilité maladive pour m’y être