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Page:Paul Bourget – L’étape.djvu/61

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L’OBSTACLE

anglais et américains, j’ai vu ce que rencontrent, hors d’eux-mêmes et en eux-mêmes, des lettrés qui veulent aller au peuple. Je prévoyais ces déceptions dès le début, et pourtant j’ai pris parti passionnément dans ces deux circonstances. J’ai voulu, moi aussi, comme mon père, me faire illusion, pour être avec lui, pour qu’il sentît son activité prolongée par la mienne, pour être son consolateur. Quand j’ai commencé d’aimer Mlle Brigitte, combien de fois me suis-je dit que je ne devais pas me laisser aller à ce sentiment, que mon père souffrirait de voir son fils marié à une femme pieuse ! Ah ! je dirai tout ! pardonnez-moi, je savais si bien qu’il souffrirait de me voir votre beau-fils, à vous dont il déteste l’esprit, à ce point qu’il a eu un moment l’idée, quand j’ai dû entrer dans votre classe, de me changer de lycée !… Je n’en ai pas moins aimé Mlle Brigitte. On ne commande pas à ses émotions, mais on commande à ses actes. Vous-même, mon cher maître, maintenant que vous connaissez toute la vérité, je vous mets au défi de me conseiller cet acte-là, cette conversion à une religion dont je doute, pour satisfaire le plus personnel des sentiments, le désir du bonheur, alors que je suis certain, bien certain que cette conversion désespérera mon père, et dans un moment où il est peut-être à la veille d’une affreuse épreuve ?… Mais je n’en dirai pas plus… Ce que j’avais le droit de vous révéler, pour supprimer entre nous, comme vous l’avez désiré, toute équivoque, je