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Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/10

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magne et, comme il se refusait à quitter le camp, on le fit transférer à Iena, le 24 août 1916.

Il y retrouva son ami M. Paul Fredericq et, pendant quelques mois, il put disposer de la bibliothèque de l’Université et s’adonner méthodiquement à la lecture des historiens russes. La « clémence » allemande ne devait être que bien éphémère. Le 24 janvier 1917 une perquisition était faite, à l’improviste, chez les deux exilés, leur correspondance et leurs papiers furent saisis. Traduit devant un colonel flanqué du bourgmestre et du «  Bezirks Director  », ils se virent reprocher d’avoir méconnu « l’hospitalité de l’Allemagne ». Quelques jours après, tandis que M. P. Fredericq était envoyé à Burgel, mon père était dirigé sur Creuzburg an der Werra, petite ville de Thuringe, de deux mille habitants, située à quelques douzes kilomètres d’Eisenach.

Signalé comme «  très dangereux  » il s’était vu refuser une chambre à la meilleur auberge du bourg. Il fut installé au «  Gasthof zum Stern  » où l’on consentit à lui fournir un gîte. «  C’était une grande maison sur la place, en face de l’église et du « Rathaus », avec un grand toit de tuiles, une large porte cochère et, au fond, une cour bordée d’une étable, d’une grange et d’une laiterie  » [1].

Mon père pouvait se promener librement mais, chaque jour, il devait se présenter devant le bourgmestre et lui remettre sa correspondance qui devait être censurée à la « Bezirks-Direktion » d’Eisenach.

C’est là que devait prendre corps l’ouvrage dont le plan avait été élaboré dans les baraques d’Holzminden. Mon père a raconté lui-même dans quelles circonstances il fut écrit : « J’avais décidé tout de suite qu’il ne me serait possible de résister à la monotonie de ma détention qu’en m’imposant strictement des occupations fixes, et en réservant à chaque heure sa tâche spéciale. Je repris l’étude du russe… L’après-midi était, de deux à cinq, consacrée à la promenade. À cinq heures je me mettais à la rédaction d’un livre auquel j’avais souvent songé avant la guerre et dont je portais le plan dans ma tête. Je gagnais ainsi l’heure du souper. Je lisais le journal et la journée finissait pour recommencer exactement de même le lendemain. Jamais je ne me suis départi de cette règle de vie quel que fût le temps ou la saison. Elle me donnait l’inappréciable avantage de savoir, dès le matin, ce que j’avais à faire jusqu’au soir. Elle mettait une barrière aux vagabondages de l’imagination, calmait les inquiétudes et chassait l’ennui. Je finis par m’intéresser vraiment à mon travail. J’y pensais

  1. Ibid., p. 64.