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Page:Pirenne - Histoire de l’Europe, des invasions au XVIe siècle.djvu/9

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fut un jour intimé d’avoir à cesser mon enseignement. Je protestai naturellement contre une mesure qui, de tous les professeurs du camp, n’atteignait que moi. Je remis au général un mémoire qu’il promit d’envoyer à Berlin, et une interminable correspondance s’engagea aussitôt. Je dus fournir, durant quinze jours, des notes, des rapports, des explications de toute espèce. Bref, l’autorisation de reprendre mes leçons arriva enfin. Mais je dus m’engager à remettre la veille au bureau du camp, le sommaire de la leçon du lendemain et à subir la présence dans l’auditoire de deux ou trois soldats connaissant la langue française. »[1].

En même temps qu’il se consacrait à instruire les autres, mon père poursuivait, sous la direction d’un étudiant, l’étude de la langue russe qu’il avait entreprise à Crefeld.

Le cours d’histoire économique qu’il professait aux étudiants, le ramena vers un projet qu’il caressait depuis quelques années déjà, celui d’écrire une histoire générale de l’Europe, et, peu à peu, dans l’ambiance pourtant si déprimante du camp, privé de tout confort, de toute possibilité de recherche, il élabora sans l’écrire, le plan de la vaste synthèse à laquelle il rêvait. Il parvint à obtenir quelques ouvrages d’historiens russes dont la lecture devait lui ouvrir des horizons nouveaux et lui permettre de réaliser cette œuvre qu’aucun historien n’a jamais tenté d’entreprendre seul, une histoire générale de l’Europe exposée suivant la méthode employée pour son « Histoire de Belgique ».

L’arrestation et l’internement de mon père avait provoqué de nombreuses interventions : l’Académie d’Amsterdam avait proposé qu’il fût interné en Hollande ; des professeurs américains sollicitaient son envoi à l’Université de Princeton ; le président Wilson, le roi Alphonse XIII, le Pape, étaient intervenus auprès du Gouvernement allemand pour obtenir sa libération ; peu avant sa captivité, le 6 avril 1915, l’Académie de Suède lui avait conféré le titre de membre associé, nomination dont il n’avait reçu la notification officielle qu’au camp de Holzminden ; enfin la brochure consacrée par le professeur Chr. Nyrop de Copenhague à « L’arrestation des professeurs belges de l’Université de Gand », avait ému le monde savant dans tous les pays neutres. Le Gouvernement allemand voulut répondre à ces manifestations par une mesure de clémence. Au moins de juin, il faisait offrir à mon père de choisir sa résidence dans une ville universitaire d’Alle-

  1. Ibid., p. 38-39