Page:Poe - Nouvelles Histoires extraordinaires.djvu/15

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volubilité étonnante. Qui pourrait compter ses poètes ? Ils sont innombrables. Ses bas bleus ? Ils encombrent les revues. Ses critiques ? Croyez qu’elle possède des pédants qui valent bien les nôtres pour rappeler sans cesse l’artiste à la beauté antique, pour questionner un poète ou un romancier sur la moralité de son but et la qualité de ses intentions. Il y a là-bas comme ici, mais plus encore qu’ici, des littérateurs qui ne savent pas l’orthographe ; une activité puérile, inutile ; des compilateurs à foison, des ressasseurs, des plagiaires de plagiats et des critiques de critiques. Dans ce bouillonnement de médiocrités, dans ce monde épris des perfectionnements matériels, — scandale d’un nouveau genre qui fait comprendre la grandeur des peuples fainéants, — dans cette société avide d’étonnements, amoureuse de la vie, mais surtout d’une vie pleine d’excitations, un homme a paru qui a été grand, non seulement par sa subtilité métaphysique, par la beauté sinistre ou ravissante de ses conceptions, par la rigueur de son analyse, mais grand aussi et non moins grand comme caricature. — Il faut que je m’explique avec quelque soin ; car récemment un critique imprudent se servait, pour dénigrer Edgar Poe et pour infirmer la sincérité de mon admiration, du mot jongleur que j’avais moi-même appliqué au noble poète presque comme un éloge.

Du sein d’un monde goulu, affamé de matérialités, Poe s’est élancé dans les rêves. Étouffé qu’il était par l’atmosphère américaine, il a écrit en tête d’Eureka : « J’offre ce livre à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules réalités ! » Il fut donc une admirable protestation ; il la fut et il la fit à sa manière, in his own way. L’auteur qui, dans le Colloque entre Monos et Una, lâche à torrents son mépris et son dégoût sur la démocratie, le progrès et la civilisation, cet auteur est le même qui, pour enlever la crédulité, pour ravir la badauderie des siens, a le plus énergiquement posé la souveraineté humaine et le plus ingénieusement fabriqué les canards les plus flatteurs pour l’orgueil de l’homme moderne. Pris sous ce jour, Poe m’apparaît comme un ilote qui veut faire rougir son maître. Enfin, pour affirmer ma pensée d’une manière encore plus nette, Poe fut toujours grand, non seulement dans ses conceptions nobles, mais encore comme farceur.