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Page:Poincaré - Comment fut déclarée la guerre de 1914, Flammarion, 1939.djvu/64

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RAYMOND POINCARÉ

Depuis notre débarquement à Stockholm, j’ai l’esprit obsédé par la menace grandissante du péril, mais je n’en suis pas moins obligé de sourire à nos hôtes, qui redoublent de prévenances envers nous.

Bien que le roi Gustave v relève de maladie, il se montre infatigable et se dépense en amabilités de toutes sortes. Il a subi, au printemps, une grave opération à l’estomac et n’a pas encore retrouvé toutes ses forces. Il a été, d’autre part, en ces derniers temps, accablé de soucis politiques et privés. La reine Victoria, née princesse de Bade, passionnément allemande, est d’une santé très délicate. Elle a perdu un œil et elle est menacée de cécité complète. Elle est actuellement à la campagne, loin de Stockholm.

Le Roi me fait très gracieusement les honneurs du palais. C’est un vaste monument d’aspect assez banal. Les appartements qui me sont réservés sont tendus de tapisseries flamandes et richement meublés. À peine y suis-je installé que le Roi m’offre, dans un écrin, deux vases de porphyre de Dalécarlie, au pied desquels il a fait graver sur cuivre une dédicace et la date de ma visite. J’ai apporté de mon côté pour la reine Victoria un vase de Sèvres, que je prie le Roi de lui remettre à son retour de la campagne.

Nous déjeunons au château de Drottningholm, où le Roi m’a conduit en yacht, sur des eaux dormantes, entre des rives couvertes de beaux arbres et de riantes villas. La duchesse de Vestrogothie, sœur du roi de Danemark, fait les honneurs. Comme son frère, elle est pleine de naturel et se met en frais auprès de tous ses hôtes.

Je reviens à Stockholm avec le Roi, en automobile, par des routes champêtres. Il me fait faire ensuite un tour dans la ville, dont les rues me semblent désertes : les habitants sont dans les îles.

Le soir, dîner de gala au Palais. Puis, au milieu des illuminations, le Roi et les princes nous conduisent à l’embarcadère, où nous nous séparons d’eux. Nous montons dans le canot de Gustave Vasa, qui sur la rade endormie nous ramène au Lavoisier.

Avec une prudente lenteur, le Lavoisier reprend sa marche entre les îles, d’où partent sans cesse, dans la nuit, des hourras retentissants. À minuit, nous retrouvons la France et le Jean-Bart, féeriquement éclairés, et nous rentrons chez nous au bruit du canon. Des coups de canon moins inoffensifs ne vont-ils pas être tirés sur Belgrade ? Et s’ils le sont, qu’adviendra-t-il en Europe ? C’est ce que je me demande, le cœur serré, sur la couchette où j’implore le sommeil.

Dimanche 26 juillet. — Nous voici de nouveau en mer, faisant route sur Copenhague.