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Page:Régnier - La Canne de jaspe, 1897.djvu/94

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des cercles magiques comme s’ils envoûtaient ma destinée du signe néfaste de leur vertigineuse captivité. Les barques captives aussi geignaient à l’ancre. Elles n’avaient pu sortir aujourd’hui. Les marins rassemblés oisifs sur le quai dormaient ou jouaient aux dés. L’un d’eux très vieux me regarda longtemps aller et venir puis il se détourna avec mépris et cracha par terre.

Il devinait peut-être la bassesse de ma défaillance intime : la crainte de l’exil faisait plier mon orgueil ; les désirs de ma jeunesse m’entraînaient loin de l’île affreuse dont je n’avais pas compris le sens ni senti l’amère grandeur. Le lendemain, je regagnai la côte. Les chevaux pommelés piaffèrent à mon carrosse, le cocher à livrée verte fouetta les croupes luisantes, les queues nattées émouchèrent, les panneaux peints reflétèrent la route, arbre par arbre, la grille de ma maison s’ouvrit pour mon retour, les mosaïques de la galerie entrelacèrent sous mes pas leurs figures et leurs arabesques, et, dans le vaste cabinet princier, plein de poupées et d’épées, en face de l’antique poing d’ivoire dont j’avais senti le poids à mon épaule, devant le fantoche ricaneur et radouci