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Page:Rabelais marty-laveaux 02.djvu/422

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le qvart livre

trancha le Ceruelat en deux pieces. Vray Dieu qu’il eſtoit gras. Il me ſoubuint du gros Taureau de Berne[1] qui feut à marignan tué à la desfaicte des Souiſſes. Croyez qu’il n’auoit gueres moins de quatre doigts de lard ſus le ventre.

Ce Ceruelat eceruelé coururent Andouilles ſus Gymnaſte, & le terraſſoient vilainement, quand Pantagruel acourut le grand pas au ſecours. Adoncques commença le combat Martial pelle melle. Riflandouille rifloit Andouilles : Tailleboudin tailloit Boudins. Pantagruel rompoit Andouilles au genoil, Frere Ian ſe tenoit quoy dedans ſa Truye tout voyant & conſyderant, quand les Guodiueaulx qui eſtoient en embuſcade ſortirent tous en grand effroy ſus Pantagruel.

Adoncques voyant frere Ian le deſarroy & tumulte ouure les portes de ſa truye, & ſort auecques ſes bons ſoubdars, les vns portans broches de fer, les aultres tenens landiers, contrehaſtiers, paelles, pales, cocquaſſes, griſles, fourguons, tenailles, lichefretes, ramons, marmites, mortiers, piſtons, tous en ordre comme bruſleurs de maiſons : hurlans & crians tous enſemble eſpouantablement. Nabuzardan, Nabuzardan, Nabuzardan. En tels cris & eſmeute chocquerent les Guodiueaulx, & à trauers les Saulciſſons. Les Andouilles ſoubdain apperceurent ce nouueau renfort, & ſe meirent en fuyte le grand guallot, comme s’elles euſſent veu tous les Diables. Frère Ian à coups de bedaines les abbatoit menu comme mouſches : ſes ſoubdars ne ſe y eſpargnoient mie. C’eſtoit pitié. Le camp eſtoit tout couuert d’Andouilles mortes, ou naurees. Et dict le conte, que ſi Dieu n’y euſt pourueu, la generation Andouillicque eut par ces ſoubdars culinaires toute eſté exterminee. Mais il

  1. Gros Taureau de Berne. Voyez ci-dessus, p. 289, note sur la l. 1 de la p. 393,* et la Table des noms au mot Berne.
    * L’iſle Farouche, manoir antique des Andouilles. Les commentateurs se sont donné beaucoup de mal pour expliquer historiquement ce chapitre et ceux qui le suivent. Les lecteurs qui seront curieux de parcourir toutes ces explications fort précises en apparence, mais entièrement contradictoires, les trouveront dans l’édition d’Eloi Johanneau. Quant à nous, nous nous contenterons de faire remarquer qu’un peu plus loin, p. 404-405), Rabelais s’exprime de la sorte : « Les Souiſſes peuple maintenant hardy & belliqueux, que ſçauons nous ſi iadis eſtoient Saulciſſes ? ie n’en vouldroys pas mettre le doigt on feu. » Ce que Joachim du Bellay (Les Regrets, sonnet 127, t. II, p. 230) a rappelé en ces termes :

    Voila les compagnons & correcteurs des Rois
    Que le bon Rabelais a ſurnommez Saulciſſes.

    Plus loin encore, p. 414, Rabelais a dit : « trancha le Cervelat en deux pieces. Vray Dieu, qu’il eſtoit gras. Il me ſoubuint du gros Taureau de Berne qui feut à Marignan tué à la desfaicte des Souiſſes. » On pourrait ne voir dans le premier passage qu’un mauvais jeu de mots de ſouiſſe à ſauciſſe ; mais ce n’est pas seulement pour amener une pareille équivoque qu’il a rapproché les Suisses des saucisses, puisqu’il les compare aussi aux cervelas. Si les saucisses et les cervelas sont les Suisses, c’est-à-dire des hérétiques adversaires du carême et par conséquent de Quareſmeprenant, les andouilles peuvent bien désigner aussi, soit le même peuple, soit les autres nations protestantes ; mais il faut se garder de voir là des allégories suivies, constantes. À chaque instant Rabelais les interrompt, tant par fantaisie que par la nécessité de n’être point trop clair, et se livre, chemin faisant, à toutes les plaisanteries et à toutes les équivoques auxquelles donne lieu si facilement le récit des étranges combats auxquels il nous fait assister.