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Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/50

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inconciliable avec sa doctrine[1]. Il y a ici ignorance chez les uns et malentendu chez les autres.

Les jurisconsultes romains, en parlant de jus abutendi, ne se préoccupaient que de la limite des pouvoirs légaux que le propriétaire peut avoir sur tel ou tel objet individuellement déterminé, en un mot sur telle species. Ils ne s’en préoccupaient même pas sur l’ensemble d’un patrimoine. De plus, le jus abutendi ne se conçoit qu’en matière de droits réels ; même la possession, pas plus que les droits personnels, ne l’implique à aucun degré ; enfin, parmi les droits réels, la propriété est seule à l’avoir et c’est par lui qu’elle diffère de l’usufruit.

Or, toutes ces considérations sont parfaitement étrangères à saint Thomas, à tel point qu’il lui arrive d’employer des expressions d’une impropriété juridique incontestable. Par exemple, l’argent que l’on met dans une commandite lui apparaît encore la propriété du commanditaire[2], alors que les espèces sont nécessairement aliénées pour les besoins du commerce et que le commanditaire ne saurait prétendre à autre chose qu’à des actions personnelles contre qui que ce soit[3].

D’autre part, au contraire, et dans le fond, saint Thomas

  1. Cette opinion est fréquemment soutenue par les catholiques sociaux, entre autres. Il en est parmi eux qui accusent notre Code civil de paganisme. « La proclamation du jus abutendi, disent-ils, que nous trouvons dans notre Code civil, est incompatible avec la doctrine de saint Thomas » (Grégoire, le Pape, les catholiques et la question sociale, 2e édition, 1895, p. 65).
  2. « Pecunia remanet ejus » (Summa theologica, II " IIae, quæst. lxxviii, art. 2, ad quintum).— « Pecunia remanet ejus », en ce sens, qu’il a un certain droit sur tout ce qui est acquis en échange de l’argent, et en ce sens aussi qu’il ne pourra rien réclamer à son associé si l’affaire est mauvaise. Il s’agit de risques, mais non de propriété.
  3. Saint Thomas, citant les Instituts de Justinien (1. II, t. iv, § 2), n’a également rien compris à la différence radicale de l’usufruit et du quasi-usufruit. Il se méprend complètement sur le sens des mots « nec enim poterat (senatus) » (IIa IIae, quæstio lxxviii, art. 1, ad tertium). On connaît la question. L’usufruitier, ne pouvant jouir que salva rerum substantia, ne pouvait pas, par exemple, user ou jouir du vin, puisqu’il lui était interdit de le boire. Que fit le Sénat ? Permit-il à l’usufruitier d’en user autrement qu’en le buvant ? Non : « nec enim poterat », disent les Instituts. Mais il permit à l’usufruitier de le boire, avec charge de le rendre plus tard en équivalent.