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Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/23

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d’amitiés qui ne me furent faites par mes nouveaux compagnons. Les jours se passaient à prier et à interpréter les pouranas[1], surtout ceux des versets qui sont en l’honneur de Kâli, la grande déesse.

« Cependant, comme on craignait pour moi les fatigues d’une course longue et périlleuse, deux hommes qui semblaient veiller plus particulièrement sur ma jeunesse se détachaient quelquefois avec moi de la bande pour prendre du repos dans quelques-uns des rares villages que nous rencontrions dans la forêt.

« Un jour nous laissâmes la troupe au milieu des jungles pour aller chercher un abri dans un petit pays qu’on appelle Baali, sur les bords de l’une des mille rivières qui se jettent dans la Nerbudda.

« Là nous demandâmes l’hospitalité à un brahmine vénéré, du nom de Raschow.

« À peine étions-nous entrés dans la cabane du prêtre de Vischnou que ses fils, trois beaux jeunes hommes, vinrent s’asseoir à la table où nous avions été admis à partager le repas de famille.

« Avant de toucher aux mets, je présentai respectueusement au vieillard, suivant la loi religieuse, le gâteau de riz pour le couper avec lui.

« Mais il me refusa, en me disant qu’il avait fait vœu de ne pas manger ce jour-là, et que ses fils devaient également se priver de toute nourriture.

« Quoique surpris d’une telle abstinence, car nous n’étions pas au moment du oupoo-pouja (fête pendant laquelle on observe le jeûne), je mangeai ainsi que mes compagnons, sans paraître faire attention à ce fait, futile en apparence, mais qui me parut être un avertissement d’en haut.

« Après le repas, vaincus par la fatigue, nous allâmes nous coucher sur les nattes fraîches qu’on avait étendues sur le sol.

« Bientôt les fils du brahmine vinrent nous y rejoindre.

« Le saint homme devait, lui, passer la nuit en prières, à quelques pas de son habitation, sur les bords d’un petit étang où il se préparait, par les ablutions ordonnées, à la veille qu’il s’était imposée.

« Gagnés par le sommeil, mes conducteurs ne tardèrent pas à s’assoupir. Les fils de notre hôte en firent autant bientôt, après avoir, les uns et les autres, ramené sur leurs visages le voile de la nuit.

« Seul je veillais, écoutant au loin le bruit du vent dans les jungles, le murmure de l’eau sur les racines des palétuviers et la voix monotone du vieillard qui psalmodiait les versets sacrés de la grande guerre.

« Bientôt mon esprit s’élança à travers l’espace et, franchissant fleuves, montagnes et vallées, remonta bien haut vers le nord pour s’arrêter à ces lieux riants de ma jeunesse, dont je venais d’être si brusquement arraché.

  1. Livres sacrés.