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Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/24

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« Je revoyais la grande pagode de Brahma baignant ses escaliers de marbre dans les flots du fleuve sacré, je me retrouvais au milieu des saints pèlerins, j’aspirais les parfums des fleurs et des encens préférés offerts au plus grand des dieux. Puis un souvenir d’amour vint encore animer mon rêve. Une forme indécise d’abord, plus nette bientôt, précipita les battements de mon cœur. Je revivais avec le passé !

« La compagne de mon enfance était là, devant mes yeux, à demi noyée dans les vapeurs roses et diaphanes qui ne me cachaient rien de sa beauté.

« C’était bien elle, Goolab-Sohbee, avec ses longs cheveux, qui, malgré sa taille élancée, tombaient jusqu’à ses pieds d’enfant, blancs et roses comme le lotus qui portait le dieu sur les eaux, si petits que je les enfermait tous les deux dans une de mes mains.

« Ses grands yeux de gazelle s’étaient arrêtés avec une douceur enivrante sur les miens ; sa bouche entr’ouverte semblait murmurer ces mots que, dans sa pudeur, elle n’avait jamais osé prononcer : Je t’aime !

« Qu’elle était belle, et comme mon amour se réveillait brûlant en mon cœur !

« Comment avais-je pu m’éloigner d’elle ? Mystère !

« Comment ne m’étais-je pas révolté à l’idée de cette séparation où ma volonté n’avait été pour rien ? Mystère !

« Pourquoi étais-je étendu si loin sur la terre de l’exil ? Pourquoi cette apparition suave venait-elle à moi ? Mystère ! Toujours mystère !

« De longues années se sont écoulées depuis ce temps-là. Bien des crimes ont été commis sous mes yeux, par mon ordre ; j’ai trempé bien souvent mes mains dans le sang, et cependant ce souvenir d’amour est là, si puissant en mon cœur qu’il se réveille devant vous, devant vous qui avez traversé les mers pour vous emparer de notre pays, l’asservir et vous faire nos juges…

— Feringhea, je vous rappelle au respect que vous devez aux représentants de la loi. Modérez vous paroles, dit lord Bentick.

L’Hindou parut n’avoir point entendu et continua :

— … Devant cette foule curieuse, étrangère à ma religion, à mon pays, à ma race, qui n’attend de moi que le récit des crimes dont le souvenir la fait trembler et qui peut-être se rit de mes souvenirs !

Ici les larmes sillonnèrent les jours de Feringhea.

Sa voix était émue, pleine de douceur, et l’auditoire tout entier semblait partager son émotion, lorsqu’il s’écria brusquement :

— Mais c’est assez de larmes et de regrets pour le passé ! La mémoire de Goolab-Sohbee ne doit exister en moi que pour me donner la force d’accomplir ma tâche et de punir !

Et il reprit son récit :