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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/165

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D’UN HOMME DE QUANRANTE-CINQ ANS

Dieu ! — C’est la réalité se jetant dans mes bras et ta jeune amie n’est pas une ombre. Que ce baiser… te le prouve. — Ah ! que tes preuves sont charmantes, ma Sara ! donne-les moi sans cesse !… »

Voilà le plus heureux temps de ma vie ; oui, de toute ma vie !

Si ce jour fut heureux tous les autres lui ressemblaient. J’étais l’oracle de Sara, elle me confiait ses moindres pensées ; mon goût pour elle se fortifiait chaque jour. Je regardai le sien comme solide ; je vis en elle une fille chérie, qui me fermerait les yeux, à qui je laisserais un jour tout ce que mes malheurs ne m’avaient pas ôté. Je n’étais auparavant environné que d’ennemis et d’ingrats ; je trouvais dans une jolie fille de dix-neuf ans, une aimable et tendre amie, ma plus proche parente, puisqu’elle faisait mon bonheur ; une épouse puisqu’elle se donnait elle-même ; je m’y livrai tout entier. Comme je voulais véritablement lui servir de père, que je lui trouvais de l’esprit, d’après nos entretiens, encore plus que d’après sa petite pièce, je la crus capable d’écrire, je l’engageai à s’exercer et je trouvai qu’elle y réussit assez bien. Mais elle se lassait facilement, comme il arrive toujours, lorsqu’on fait un chose à laquelle on n’est pas habitué. On verra bientôt un échantillon de son talent ; c’est sa propre histoire depuis son enfance, qu’elle eut sans doute achevée, sans la connaissance que sa détestable mère la força de faire et pour laquelle la faible Sara qui, en dépit de ses résolutions, se laissait toujours conduire par cette femme, prit un goût qui m’a mis au désespoir en détruisant toutes mes espérances et renversant tous mes projets[1]… Mais le récit des peines ne viendra que trop tôt, il ne faut pas l’anticiper. Il me reste encore tant de délices à décrire ; le souvenir, tout déchirant qu’il est en ce moment, en sera peut-être un jour si doux, qu’il faut les retracer avec complaisance…

Sara, en me donnant sa confiance, son cœur et sa personne,

  1. Même après être détrompé, à tout moment d’Aigremont parle, comme s’il croyait encore que Sara eût été vraiment tendre pour lui.
    (R.)