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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/169

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D’UN HOMME DE QUANRANTE-CINQ ANS

caresses contraintes, mais charmantes qu’elle m’avait prodiguées. Elle m’avait fait oublier mon âge, elle m’avait reporté aux années heureuses de ma jeunesse ; elle me les rendait présentes, et l’illusion était si forte, que j’avais, en ce moment, cette gaité, cette fleur d’espérance qu’il est si délicieux de sentir, quand un long avenir s’offre en perspective ! J’étais jeune enfin, et ce mot exprime mieux que toute autre peinture à quel point j’étais heureux. Nouveau Titon, je me voyais dans les bras de l’Aurore ; Sara en avait les charmes. C’est avec ces dispositions que je me trouvai seul avec Sara. Nous soupions tête-à-tête, elle me servait, je la servais ; nous nous disputions le plaisir de nous faire manger, tous les sens jouissaient à la fois, la vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, le goût, le goût même qui semble si peu fait pour l’amour !… Ces moments et ceux qui les suivirent furent trop heureux ; les dieux, dont la félicité était moins pure, en furent jaloux…

Pendant le carnaval, nous allâmes plusieurs fois au spectacle ensemble avec sa mère et Valfleuri ; mais une seule fois nous y retournâmes seuls, et j’y fus aussi heureux que la première. J’obtins Sara très adroitement. J’avais promis à la mère des graines et des oignons de fleurs ; je devais les aller chercher au jardin d’un ami ; j’y avais mis pour condition que j’irais avec Sara. Le temps se trouva beau, la mère était heureusement occupée. Je demandai Sara que l’envie d’avoir des fleurs me fit accorder. Valfleuri nous accompagnait. En chemin je dis tout bas à Sara : « On lui donnera les graines et tout le reste, comme à moi-même ; je me suis précautionné, voilà une lettre toute prête. Allons au spectacle. » Elle y consentit ; on sent quelle devait aimer ce genre d’amusement. J’en parlai à Valfleuri qui hésita. Enfln, il se rendit, à condition qu’il irait demander la permission à la mère. Il nous apporta cette heureuse licence, et nous partîmes seuls, car Valfleuri alla chercher les graines. Seul avec Sara j’étais plus heureux qu’un souverain adoré sur son trône. Oh ! quel plaisir d’être seul avec ce qu’on aime !… Le cocher qui nous conduisait, comme s’il eut deviné ma pensée,