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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/193

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HISTOIRE DE SARA

quinze ans, elle eut ma sœur. Elle n’en avait pas dix-sept, et elle était fille de boutique enlumineuse chez un marchand d’images de la rue Saint-Jacques, quand elle me mit au monde. Je suis sa dernière.

« Mon père ne s’était pas accommodé longtemps du caractère de ma mère. Il l’avait quittée peu de temps après la naissance de ma sœur ; et comme il avait un talent distingué pour le dessin, tant pour les étoffes et les toiles, que pour les porcelaines, il aurait trouvé partout une subsistance honnête, sans son irrésistible penchant à l’ivrognerie.

« Je suis née à Paris, le 20 novembre 1762. Ma sœur était plutôt belle que jolie : c’était une blonde intéressante, ayant les plus beaux yeux, une petite bouche, une taille parfaite ; en un mot, annonçant, pour l’âge où elle n’est pas arrivée, une fille accomplie. Ma mère n’avait pas dix-huit ans lorsqu’elle se trouva comme veuve ; nous avions un père sans en avoir. Depuis qu’il avait quitté sa famille, ma mère, qui l’avait suivi à Paris, et qui ne savait pas qu’il fût dessinateur aux Gobelins, ne pouvait parvenir à le rejoindre, parce qu’il la fuyait, et parce qu’il ne restait qu’un ou deux mois dans chaque ville. Je pense que c’est d’avoir été quittée de son mari si jeune, qui a perdu ma mère. Restée dans le pays, maîtresse de ses actions, elle se divertissait : et comme elle était jolie, il ne lui en coûtait rien. Elle se livrait tellement à son plaisir, que mon pauvre petit frère périt de l’abandon où elle le laissa. Pour ma sœur et moi, comme nous étions plus jeunes, nos cris faisaient venir des voisins à notre secours. Mon grand-père et ma grand’mère furent enfin instruits de la conduite de leur fille Leeman ; ils l’obligèrent à faire cesser le scandale qu’elle donnait dans la ville, et à suivre son mari, dont ils se procurèrent des nouvelles. Ils mirent ma mère, ma sœur et moi dans la voiture publique, payèrent les frais du voyage jusqu’à Nantes, où était mon père, et recommandèrent de ne remettre le reste de l’argent à ma mère, qu’en présence de son mari. J’ignore comme tout cela fut exécuté, j’étais trop jeune. Mais j’ai ouï dire par ma mère elle-même qu’elle avait été bien courtisée dans la voiture ! Elle ne savait pas le français. Un des voyageurs, qui savait le flamand, lui servait d’interprète ; mais elle préférait un joli homme, dont elle ne pouvait se faire entendre. Elle demandait à son interprète, devant tout le monde, certains mots français, comme : Je vous aime bien ; Je voudrais bien vous baiser, etc. Il les lui disait, et elle les répétait, en jetant un coup d’œil sur le joli homme. Un soir, à l’instant où on allait se mettre au lit, elle le joignit seul, et lui dit un mot, qu’elle s’était fait répéter avec affectation dans la journée. Ce mot était si clair, qu’il la mena dans sa chambre, où ils se mirent au lit. Elle en sortit avant l’heure du lever. Mais le joli homme ne lui garda pas le secret ; ce qui la fit mal regarder. En arrivant dans une grande ville, dont je ne