Aller au contenu

Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
188
LA DERNIÈRE AVENTURE

sais plus le nom (peut-être était-ce Paris), le matin, à l’heure du départ, ma mère ne fut pas éveillée : on la laissa. Il était grand jour dans la chambre, quand on ouvrit les rideaux. C’était un homme qu’elle avait vu dans le carrosse. Il lui dit, ou plutôt il lui fit signe de se lever. Elle n’entendait pas ce qu’il lui disait ; mais elle comprit ses signes. Elle s’habilla fort étonnée, prononçant quelques mots qu’elle savait : « La carosse ! la carosse ! ma mari ! ma mari ! » L’homme lui faisait signe de se calmer. Dès qu’elle fut habillée, ainsi que nous, il lui présenta la main, et nous sortîmes de l’auberge. Le monsieur nous mena dans une assez belle maison à porte cochère, et très isolée, où il nous laissa, en donnant ordre à deux femmes et à deux hommes, sans compter le portier, de nous servir, mais de ne pas nous laisser passer la porte. Elle demandait à s’en aller, et elle disait sans cesse : « La carrosse ! la carrosse ! ma mari ! ma mari ! »

« Ce monsieur nous garda trois mois, à ce que nous a dit ma mère depuis. Elle fut inexorable à toutes ses propositions ; ne demandant que son mari, à mesure qu’elle apprenait un peu de français, répétant : « Moi. je veux ma mari ! » Le monsieur (dit-elle) s’ennuya d’avoir une femme toujours furieuse, qui ne voulait rien entendre, et qui cherchait à se sauver. Je ne garantis pas la vérité de tous ces faits, dont je fus témoin trop jeune, pour m’en ressouvenir : tout ce que j’ai remarqué, c’est que quand ma mère racontait ce trait devant ma sœur Maria-Elisabetha, celle-ci souriait légèrement à la dérobée. D’ailleurs, d’autres fois, ma mère se coupait : et je me rappelle que m’ayant fait, avec une de ses robes, plus de huit ans après, un joli déshabillé d’une serge superbe, elle me dit ; « Cette robe que je défais, me vient d’un monsieur qui me prit chez lui, à ma première sortie d’Anvers. Il était bien généreux ! J’en tirai tout ce que je voulus ; et sans un malheur, jamais il ne m’aurait abandonnée. » Ma sœur lui dit qu’elle se le rappelait. « Je t’assure, mon enfant, interrompit ma mère, que mon ignorance de la langue en fut la seule cause. J’ignorais ce que son ami me demandait, et je répondais toujours oui ; je fus bien attrapée de le voir agir ! Malheureusement M. de Valbrun entra dans ce moment ; il se jeta sur la première chose qui lui tomba sous la main, et le voulait assommer. Mais son ami qui était jeune et fort, sut éviter le coup et se détendre. Dès le même instant, le premier nous mit hors de sa maison ; son ami nous accompagna, et comme il ne pouvait nous recevoir chez lui, n’étant pas son maître, il nous conseilla de partir. Je savais où était mon mari ; j’allai le rejoindre, avec de l’argent et de belles nippes. En arrivant, je payai toutes ses dettes, et nous devînmes amis pour quelque temps. Mais c’était pour me rendre plus sensible le coup le plus cruel. »