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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/196

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LA DERNIÈRE AVENTURE

« Cependant elle était si attachée à son mari qu’elle le suivait partout. Elle courut le rejoindre à Beauvais, où elle connut M. Legros, de l’Opéra, qui était musicien à la cathédrale[1]. Ce grand acteur avait dès lors l’âme la plus généreuse et la plus sensible ; il était éperdument amoureux d’une jeune fille charmante, mais pauvre ; il était lui-même sans fortune. Lorsqu’il partit pour Paris, il lui jura de ne chercher à faire son chemin que pour l’épouser et lui faire partager son sort. Il a tenu parole ; il l’a épousée, l’a tendrement aimée, et l’a pleurée amèrement, lorsqu’il l’a perdue par la mort. Mais je reviens à ma mère

« Les dettes de mon père l’accablèrent à Beauvais comme à Rouen : les gens de cette dernière ville sont bons, mais après qu’ils ont pris longtemps patience, ils la perdent. On nous tourmenta ; mon père rentra un soir tout essouflé, en disant : « Ma foi, on n’y saurait tenir. Fais comme tu pourras ; pour moi, je décampe, avant qu’on ne m’en empêche. »

« Dès la même nuit, il partit, suivant son usage quand il avait des dettes, et courut se cacher à Amiens. Ma mère ne pouvait le suivre aussi vite, parce qu’il ne disait jamais le terme de son voyage, et qu’il fallait attendre que lui-même ou le hasard en instruisît. On nous menaça vivement, lorsqu’on le sut parti ! Mais, nous voyant des meubles, on nous donna quinze jours pour payer. Ces meubles, source de notre crédit, ne nous appartenaient pas : on nous les avait prétés !… Ma mère ayant, quelques jours après, découvert le séjour de son mari, elle résolut de partir secrètement avec moi seule, laissant ma sœur, à cause de la délicatesse de sa santé, chez les personnes qui nous avaient prêté nos meubles. De tout ce que ma mère put amasser, elle ne fit que douze livres ; elle en laissa six à ma sœur, et garda le reste pour payer nos deux places dans la voiture publique. Nous sortîmes de chez nous à trois heures du matin, quoiqu’il gelât à pierre fendre, et nous suivîmes les remparts, afin de n’être pas vues de nos créanciers en allant prendre la voiture publique hors de la ville. Nous fîmes à peu près un quart de lieue en attendant la diligence ; et, lorsqu’elle nous eût attrapées, nous demandâmes humblement à nous mettre dans le panier. Ce que le cocher nous accorda. Mais au bout d’une heure environ, cet homme voyant une grande femme bien faite et bien mise, avec une enfant, il vint dire à ma mère : « J’ai peu de monde dans le carrosse ; vous y serez mieux, « madame. » Elle accepta sans hésiter.

« Nous y trouvâmes, entre autres, un homme de bonne mine, qui

  1. Legros était en 1775 haute-contre à l’Opéra, avec Muguet, Tirot, Cavallier et Lainez.