Aller au contenu

Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
191
HISTOIRE DE SARA

nous proposa de manger avec lui. Ma mère ne crut pas devoir refuser ; elle sentait qu’elle ne pouvait trop ménager sa bourse. Quant à moi, aussi vive et enjouée pour lors que je suis aujourd’hui sérieuse et mélancolique, je m’amusais à jouer avec les enfants des auberges, et je mangeais mes morceaux en courant. Le voyage fut heureux, et les six francs, seul argent que possédât ma mère, se trouvèrent épargnés. Ce fut là un petit commencement de bonheur, dans les idées que j’avais alors ; et ma mère espéra que ce ne serait pas le dernier.

« Son espoir ne fut pas tout à fait trompé. En arrivant à Amiens, nous trouvâmes, dans la maison où demeurait mon père, des personnes très aimables, fort riches et, par conséquent, ayant de la société. Ma mère fit venir ma sœur, et dès que nous fûmes un peu connues, on l’invita souvent à manger avec ses enfants. Elle acceptait presque tous les jours différentes parties sur l’eau, qui nous amusaient beaucoup, ma sœur et moi. Quoique fort jeune encore, je fis une remarque à toutes nos sorties : la maison où nous demeurions donnait sur le marché ; il ne fallait que traverser la grand’rue pour aller chez les personnes qui nous invitaient, et nous ne faisions pas une fois ce court trajet, que je n’aperçusse un monsieur, qui faisait grande attention à nous. Enfin, il nous aborda. Sa première question fut, si ma mère comptait faire sa résidence à Amiens ? Sur la réponse à l’affirmative, il demanda la permission de lui faire une visite, en qualité de voisin. Ma mère fut très embarrassée, d’après sa position et celle de son mari : elle ne pouvait recevoir personne, sans s’afficher. Elle répondit qu’elle était rarement chez elle ; que d’ailleurs, ne sachant qu’imparfaitement le français, on s’ennuierait beaucoup avec elle et deux enfants, qui la tenaient presque toujours occupée. Cette réponse parut décourager l’inconnu, qui, voyant qu’il n’y avait rien à gagner, se retira très mécontent.

« Cependant il paraît qu’il ne désespéra pas de trouver une occasion plus favorable ; et il l’épia si attentivement, qu’il réussit. Un jour, il se trouva sur la même promenade avec nous. Il fit en sorte de lier conversation avec ma mère, et il employa les plus grandes instances pour l’engager à accepter une partie sur l’eau, où elle s’amuserait beaucoup, ainsi que ses enfants. Il alla plus loin : « Vous êtes étrangère, madame. » lui dit-il ; « on peut, loin de sa patrie, comme vous l’êtes de la vôtre, se trouver dans certains embarras : ma bourse est à votre service. » Ma mère le remercia comme elle put. Mais le don suivit l’offre, et la bourse fut glissée dans la poche de ma mère. Je fus la seule qui m’en aperçus ; mais je gardai le silence, par un petit raisonnement d’enfant (j’avais alors huit ans ; ma sœur en avait onze) : « Ma mère a souvent des peines, faute d’argent ; en voilà qu’elle a refusé : il ne faut rien dire ; elle la trouvera quand le monsieur n’y sera plus ; elle ne