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Page:Restif de la Bretonne - La Dernière Aventure d’un homme de quarante-cinq ans, éd. d’Alméras.djvu/206

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LA DERNIÈRE AVENTURE

était si opposé à celui de ma mère, que je me voyais privée assez indifféremment de sa société depuis que je savais ses vues. Le sort de ma sœur m’épouvantait.

Au bout de deux mois elle se réconcilia, et me permit de revenir à la maison. Nous allâmes au Palais-Roval, et nous nous assîmes dans la grande allée, pour voir le monde, j’étais bien mise et ma mère encore mieux. Un homme, qui paraissait de quelque distinction, vint se mettre à côté de nous il adressa d’abord la parole à ma mère pour des choses indifférentes ; elle lui repondit poliment. Encouragé par là, il me fit quelques compliments, un entre autres qui me parut un peu fort : « L’homme qui aura le bonheur d’être aimé de vous, jouira d’un sort digne d’envie ! Pour moi, je me contenterais qu’une aussi jolie personne voulût bien me souffrir auprès d’elle ; je ferais son sort et je la mettrais dans le cas de n’avoir jamais besoin d’une autre personne. » Ce langage me parut concerté avec ma mère, et je commençai d’entrer en défiance que j’avais été amenée exprès à la promenade pour cette entrevue. Je ne me trompais pas. Nous fûmes engagées à diner. Ma mère accepta. Je refusai net. Mais on me fit tant la guerre, que ma timidité naturelle, mon inexpérience, ma jeunesse, me firent consentir à suivre ma mère ; ou plutôt, on m’entraîna. Nous trouvâmes une belle maison, des valets, un dîner magnifique. On se mit à table ; mais je ne pouvais manger ; j’avais dans la poitrine un serrement qui me suffoquait. J’ai presque toujours éprouvé la même chose, toutes les fois que quelque malheur me menaçait ; c’était le plus grand de tous qui m’attendait en cette occasion. Qu’on me dispense de détailler davantage [1]

« Le saisissement et la douleur m’occasionnèrent une maladie qui a duré deux ans, et dont M. Nicolas m’a vue convalescente ; il était loin sans doute d’en soupçonner la cause !…

« Nous retournâmes cependant chez l’homme du Palais-Royal, qui, persuadé que mon honnêteté n’était pas une grimace, se comporta de manière à réparer ses premiers torts ; mais je n’ai jamais voulu rien recevoir de lui.

« Un autre homme, ancien ami de ma mère, se présenta ensuite avec des propositions brillantes. On a pensé que M. Nicolas me déterminerait à les accepter, et c’est la cause de notre liaison ; mais il a fait tout le contraire. Cet honnête homme a pris pour moi les sentiments d’un véritable père, et j’en conserverai une éternelle reconnaissance. Puisse-t-il, de son côté, me conserver ces précieux sentiments ! Si ceux de la

  1. On sait que Sara m’avait fait ce récit de sa bouche, avec des circonstances un peu plus détaillées.
    (R.)