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Page:Restif de la Bretonne - Monsieur Nicolas, t. 2, 1883.djvu/101

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» — J’étais allée donner à boire à ma grand’mère, » répondit une voix aussi douce que la jolie figure.

Concitoyen lecteur ! cette Jeannette Rousseau, cet ange, sans le savoir, a décidé mon sort. Ne croyez pas que j’eusse étudié, que j’eusse surmonté toutes les difficultés, parce que j’avais l’âme forte et du courage. Non, jamais je n’eus qu’une âme pusillanime ; mais j’ai senti le véritable amour ; il m’a élevé au dessus de moi-même, et m’a fait passer pour courageux ! Je me suis appliqué ; j’ai dévoré les dégoûts, surmonté tous les obstacles, parce que Jeannette Rousseau venait de mettre dans mon sein un amour immortel ! J’ai tout fait pour mériter cette fille, que je n’ai pas eue, à qui je n’ai jamais parlé ; dont le nom me fait tressaillir à soixante ans, après quarante-six années d’absence, sans jamais avoir pu prendre sur moi d’oser demander de ses nouvelles ; que je sens que j’adore toujours, malgré ce que vous allez lire ; dont je crains, comme le plus grand des malheurs, d’apprendre… la mort !… Oui, sa mort éteindrait le reste de mon énergie ; j’aime à croire qu’elle vit, qu’elle entend quelquefois parler de moi, et que jamais elle ne s’est mariée ! J’espère… (hélas ! puis-je m’en flatter !) qu’elle verra quelque jour ces Ressorts dévoilés de mon cœur… et qu’elle dira : « Il m’aimait ! il m’a toujours aimée !… » Mon lecteur ! plaignez-moi ! des barbares m’ont ravi le bonheur ! ils ont empoisonné ma vie d’un poison lent, que je porte encore dans mon sein ! Oui, à cet instant, mon âme, affaissée dans un corps faible,