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Page:Revue de Paris, 23e année, Tome 6, Nov-Dec 1916.djvu/757

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angoisse subite saisit Rougeterre ; ses tempes se couvrirent de sueur. C’était une âme violente, où les sentiments naissaient par blocs. Il ne savait en ce moment ni ce qu’il pensait, ni ce qu’il croyait ; le surnaturel entrait à pleines baies :

— Soit, — dit-il, — chacun de vous imagine être Pierre de Givreuse. Mais, pas plus que moi, vous ne doutez que l’un de vous soit victime d’une illusion ?

Ils baissèrent la tête et ne répondirent point.

— Il n’est pas possible que vous en doutiez ! — affirma Augustin avec angoisse et indignation.

Alors, celui qui avait parlé d’abord, dit tout bas :

— Nous en doutons !

Cette réponse exaspéra le vieillard :

— On peut douter de tout, hors la parole divine… on ne peut douter de l’identité des êtres. Vous êtes deux ? Vous ne niez pas que vous soyez deux ?

Il tremblait, d’exaltation, de révolte et de crainte mystique.

— Nous croyons être deux… nous n’en sommes pas sûrs !

Hagard et farouche, Rougeterre demeura muet pendant une interminable minute. Ses lèvres avaient blanchi, ses joues tremblaient. À la fin, il balbutia :

— Si c’est une épreuve, ô mon Dieu ! ayez pitié de moi… j’ai le cœur contrit et humilié… ne m’abandonnez pas aux pièges de celui qui nous tente depuis la première femme !…

Puis, passant la main sur son visage, il reprit quelque sang-froid :

— Il y a une logique même dans le surnaturel, — dit-il… — Si vos esprits ne sont pas égarés, vous devez avoir la certitude que vous êtes entièrement distincts l’un de l’autre.

— Nous voyons bien, — répondit celui qui était le plus éloigné du vieil homme, — que nous sommes deux… mais nous savons aussi que toute notre vie passée nous est commune… Nous nous sommes longuement entretenus. Chacun de nos souvenirs coïncide… sans aucune espèce d’exception, sauf à partir du moment où nous nous sommes réveillés à l’ambulance de Viornes. Interrogez-nous séparément sur notre enfance et sur notre jeunesse… Confrontez vos souvenirs avec les nôtres… vous aurez comme nous la conviction que rien de ce qui est arrivé à l’un n’est étranger à l’autre… rien ! La dualité