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Page:Revue de Paris, 24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917.djvu/130

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prononçait de rares paroles ; les jeunes gens osaient à peine se regarder.

Après le départ de Valentine, il tombait dans une désolation noire, sans savoir si c’était du regret ou le sentiment de son impuissance ; il passait des heures à analyser son âme ; plus il l’analysait, plus elle lui semblait indéchiffrable : il se perdait en lui-même comme dans une forêt vierge.

Un jour, il sortit du château et se dirigea vers la lande. Il arriva en vue du sanatorium du docteur Savarre, dont une partie était maintenant consacrée aux blessés…

C’était un de ces jours où l’air est saturé de toute l’aventure de la vie. Un orage sourd, qui ne devait pas éclater rendait l’air délicieux et peu respirable. Les pollens surchargeaient l’atmosphère ; il y avait de courtes palpitations, des commencements de brise qui avortaient comme la foudre avortait dans les nuages.

Pierre s’arrêta près de la haute muraille qui avait caché et abrité tant de misères. Le silence était entrecoupé du frisson de la fougère et de la bruyère qui ressemblait au frisselis de jupes lointaines.

Il vit une forme féminine qui se glissait le long de l’enceinte, avec des mouvements incoordonnés et sauvages : c’était sûrement une folle… Elle aperçut Pierre ; elle s’arrêta, repliée, contractée. Elle avait de longs yeux fauves, effarés, d’une pâleur excessive. Prenant soudain son parti, elle s’élança vers Pierre et le saisit aux épaules :

— Silence ! — chuchota-t-elle… — Pas un cri… Les grenouilles géantes sont arrivées… elles remplissent la mer… elles sont plus terribles que des crocodiles… oh !

Un feu clair parut ruisseler des larges pupilles ; la bouche était entr’ouverte ; c’était la même bouche que Valentine, une bouche écarlate où luisaient de fines coquilles de nacre :

— Est-ce toi ? — fit-elle… — M’aimes-tu encore ? C’est l’heure, chéri… elle sonne là-bas… l’heure noire et rouge… la vague monte… les grenouilles géantes vont remplir les falaises… jusqu’aux étoiles… Écoute… oh ! comme elles grondent… elles ont fait fuir les matelots… tu sais… dans les sables torrides… Prends-moi sur ton cœur… sauve-moi…

Deux gardiens venaient d’apparaître au tournant de la