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LA SÉPARATION DES POUVOIRS

de juger ont particulièrement besoin d’être rendus inaccessibles à l’intimidation ou à la corruption de la part de leurs supérieurs, il leur est trop facile de se laisser aller à juger dans un sens agréable au gouvernement. L’autre notion, vague et inexacte, c’est que certains agents, les juges et les ministres, auraient le droit, en raison de leur dignité supérieure, de soustraire certains de leurs actes au contrôle de la nation représentée par ses mandataires du Parlement. Cette prétention, dont l’origine doit être cherchée dans un souvenir confus de la supériorité des gens du roi et des magistrats sur le reste des sujets, fait naître parfois dans la vie politique des conflits entre le gouvernement et les représentants du pays ; l’agent cherche alors à se tirer d’affaire en accusant l’Assemblée de courir à la « confusion des pouvoirs », ce qui, dans l’opinion courante, équivaut à la subversion des fondements du droit public.

Mais ce qui faisait la vie de la doctrine, l’idée que le meilleur moyen d’assurer le fonctionnement régulier d’un gouvernement libre serait de séparer les pouvoirs souverains entre des corps indépendants sans action l’un sur l’autre, cette idée-là est bien morte, et l’on peut lire son oraison funèbre dans tous les traités de droit public fondés sur l’expérience d’un État centralisé[1].

Comment une idée contredite par l’expérience a-t-elle pu dominer pendant un siècle non seulement les écrits théoriques mais les actes pratiques de tant d’hommes d’État ? C’est qu’elle a paru longtemps la seule défense pratique contre le plus grand mal des sociétés civilisées, le despotisme du gouvernement et de ses fonctionnaires. Tout homme investi d’un pouvoir de contrainte sur d’autres hommes est normalement porté à en abuser, surtout dans les pays où une longue tradition a habitué les gens du roi à traiter en inférieurs les sujets de leur maître. Combien il reste encore de cette habitude même chez les fonctionnaires de notre démocratie, leurs allures le rappellent à tout instant ; quiconque a eu la curiosité de regarder derrière le guichet d’une administration d’État, a pu reconnaître, dans l’affectation que certains employés mettent

  1. Voir entre autres Holtzendorff, Encyclopaedie der Rechtswissenschaft, et les traités de droit constitutionnel réunis dans la collection Marquardsen