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Page:Revue de Paris - 1895 - tome 1.djvu/732

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LA REVUE DE PARIS

à faire attendre le public, le symbole de leur sentiment intime vis-à-vis des administrés. Si l’autorité est sans durée et sans contrôle, le fonctionnaire est normalement porté à en abuser sans mesure : là-dessus il suffit de consulter les voyageurs qui reviennent d’Orient.

Pour retenir les fonctionnaires sur cette pente naturelle, nous avons aujourd’hui deux freins puissants : la presse et le peuple. Mais au temps de Montesquieu, que pouvait la presse, enchaînée par la censure, dépourvue de moyens d’information, regardée comme un luxe réservé aux classes riches ? Et le peuple ? Dans les pays même les plus civilisés, ne justifiait-il pas la description de Voltaire[1] ? « Entendez-vous par sauvages des rustres vivant dans des cabanes avec leurs femelles et quelques animaux, exposés sans cesse à toute l’intempérie des saisons ; ne connaissant que la terre qui les nourrit, et le marché où ils vont quelquefois vendre leurs denrées pour y acheter quelques habillements grossiers ; parlant un jargon qu’on n’entend pas dans les villes ; ayant peu d’idées, et par conséquent peu d’expressions ; soumis, sans qu’ils sachent pourquoi, à un homme de plume, auquel ils portent tous les ans la moitié de ce qu’ils ont gagné à la sueur de leur front ; se rassemblant, certains jours, dans une espèce de grange pour célébrer des cérémonies où ils ne comprennent rien, écoutant un homme vêtu autrement qu’eux et qu’ils n’entendent point ; quittant quelquefois leur chaumière lorsqu’on bat le tambour, et s’engageant à s’aller se faire tuer dans une terre étrangère, et à tuer leurs semblables, pour le quart de ce qu’ils peuvent gagner chez eux en travaillant ? Il y a de ces sauvages-là dans toute l’Europe. »

Il ne restait de forces vivantes à opposer au despotisme des princes que l’aristocratie et la haute bourgeoisie, seules assez instruites pour désirer la liberté ; et elles ne pouvaient résister que par le moyen des anciens corps privilégiés, Parlements ou assemblées d’États. C’est à ces forces que faisait appel la théorie de la séparation des pouvoirs. Il s’agissait de persuader aux princes qu’ils devaient faire abandon d’une partie de leur autorité et respecter comme un égal le corps

  1. Introduction de l’Essai sur les mœurs.