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Page:Revue de Paris - 1895 - tome 5.djvu/14

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un autre monde

épuisantes, j’arrivais à exprimer d’une manière quasi compréhensible les choses les plus usuelles : ralentissant à grand effort mes syllabes, je les jetais avec maladresse, et avec des accents de sourd. Mais, dès qu’il s’agissait de quelque chose compliquée, ma parole reprenait sa fatale vitesse ; plus personne n’arrivait à me suivre. Je ne pus donc pas faire constater mes progrès oralement. D’autre part, mon écriture était atroce, mes lettres enjambaient l’une sur l’autre, et, dans mon impatience, j’oubliais des syllabes, des mots : c’était un galimatias monstrueux. D’ailleurs, l’écriture m’était un supplice peut-être plus intolérable encore que la parole : — d’une lourdeur, d’une lenteur asphyxiantes ! — Si, parfois, à force de peine et suant à grosses gouttes, j’arrivais à commencer un devoir, bientôt j’étais à bout d’énergie et de patience, je me sentais évanouir. Je préférais alors les remontrances des maîtres, les fureurs de mon père, les punitions, les privations, les mépris, à ce travail horrible.

Ainsi, j’étais privé presque totalement de moyens d’expression : objet de ridicule, déjà, par ma maigreur et ma teinte bizarre, par mes yeux étranges, je passais encore pour une manière d’idiot. Il fallut me retirer de l’école, se résigner à faire de moi un rustre. Le jour où mon père décida de renoncer à toute espérance, il me dit avec une douceur inaccoutumée :

– Mon pauvre garçon, tu vois, j’ai fait mon devoir… tout mon devoir ! Ne me reproche jamais ton sort !

J’étais violemment ému ; je pleurais à chaudes larmes : jamais je ne ressentis avec plus d’amertume mon isolement au milieu des hommes. J’osai embrasser tendrement mon père ; en murmurant :

– Ce n’est pourtant pas vrai que je suis un imbécile !

Et, de fait, je me sentais supérieur à ceux qui avaient été mes condisciples. Depuis quelque temps, mon intelligence avait pris un remarquable développement. Je lisais, je comprenais, je devinais, et j’avais d’immenses éléments de méditation, en plus que les autres hommes, dans cet univers visible pour moi seul.

Mon père ne démêla pas mes paroles, mais il s’attendrit à ma caresse.