Aller au contenu

Page:Revue de Paris - 1895 - tome 5.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
la revue de paris

lorsqu’il fallait le différencier d’un autre objet de même forme, ne m’embarrassait que s’ils étaient nouveaux. Si quelqu’un appelait bleu la couleur d’un gilet et rouge celle d’un autre, peu importaient les couleurs réelles sous lesquelles ces gilets m’apparaissaient : bleu et rouge devenaient des termes purement mnémoniques.

D’après cela, vous pourriez croire qu’il y avait une manière d’accord entre mes couleurs et celles des autres, et qu’alors cela revenait au même que si j’avais vu leurs couleurs. Mais, comme je l’ai écrit déjà, le rouge, le vert, le jaune, le bleu, etc…, quand ils sont purs, comme le sont les couleurs du prisme, je les perçois d’un gris plus ou moins noirâtre ; ce ne sont pas des couleurs pour moi. Dans la nature, où aucune couleur n’est simple, il n’en est pas de même : telle substance dite verte, par exemple, est pour moi d’une certaine couleur composée[1] ; mais une autre substance dite verte, et qui est pour vous identiquement de la même nuance que la première, n’est plus du tout de la même couleur pour moi. Vous voyez donc que mon clavier de teintes n’a pas de correspondances avec le vôtre : quand j’accepte d’appeler jaune à la fois du laiton et de l’or, c’est un peu comme si vous acceptiez de nommer rouge un bleuet aussi bien qu’un coquelicot.


ii


Si là s’était bornée la différence entre ma vision et la vision habituelle, ç’aurait déjà paru, certes, assez extraordinaire. C’est peu, toutefois, en comparaison de ce qui me reste à vous dire. Le monde autrement coloré, autrement transparent et opaque — la faculté de voir à travers les nuages, d’apercevoir les étoiles par les nuits les plus couvertes, de discerner à travers une cloison de bois ce qui se passe dans une

  1. Et cette couleur composée, bien entendu, ne renferme pas de vert, puisque le vert est pour moi de la ténèbre.