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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/398

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LA REVUE DE PARIS

pas la même femme qui, un soir d’octobre, toute brûlée par le poison, avait dit à son ami : « Il faut que je meure » ? N’était-elle pas la même femme qui, de là, furieuse, avait fait un bond vers lui comme pour le dévorer ?

Si alors le trouble désir du jeune homme la faisait pâtir cruellement, ne pâtissait-elle pas aujourd’hui, d’une façon plus cruelle encore, à s’apercevoir que cette ardeur s’était apaisée et qu’une sorte de réserve lui succédait, et même, quelquefois, une impatience des plus légères caresses ? Elle avait honte de s’en affliger : car elle le voyait possédé par l’idée et attentif à concentrer toutes ses énergies dans le seul effort mental. Mais une sombre rancune s’emparait d’elle, certains soirs, quand il lui disait adieu ; et, la nuit, les aveugles soupçons déchiraient son âme sans sommeil.

Elle céda au mal nocturne. Palpitante et fébrile dans l’obscurité du felse, elle erra sur les canaux ; avant de donner au rameur le nom d’un rio lointain, elle hésita ; elle voulut retourner en arrière ; elle pleura sur sa plaie avec des sanglots étouffés ; elle sentit sa torture devenir intolérable ; elle s’inclina vers la mortelle fascination de l’eau ; elle s’entretint avec la mort ; et puis, elle s’abandonna à sa misère. Elle épia la maison de son ami. Elle resta de longues heures dans une attente craintive et inutile.

Elle eut ses pires agonies dans ce triste Rio della Panada, que termine un pont par-dessous l’arche duquel on aperçoit l’île mortuaire de San-Michele, dans la lagune ouverte. Le vieux palais gothique, à l’angle de San-Canciano, était comme une ruine suspendue qui menaçait de se précipiter sur elle d’un instant à l’autre et de l’ensevelir. Les péottes noires pourrissaient le long des murs corrodés, mis à découvert par la marée basse, exhalant l’odeur de la dissolution. Et, une fois, elle entendit à l’aube s’éveiller les petits oiseaux dans le jardin des Clarisses.

« Partir ! » La nécessité du départ tomba sur elle avec une subite urgence. Déjà, en un jour mémorable, elle avait dit à son ami : « Maintenant, il me semble qu’une seule chose est possible pour moi : m’en aller, disparaître, te laisser libre avec ton destin. Je puis cette chose que l’amour ne peut pas ! » Désormais, aucun retard ne lui était plus accordé.