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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/399

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LE FEU

Il fallait qu’elle s’affranchît de toute hésitation, qu’elle sortît enfin de cette sorte d’immobilité fatale où, depuis si longtemps, elle s’agitait entre la vie et la mort comme si elle était tombée dans cette eau stagnante et muette, là-bas, près de l’île funèbre, et qu’elle s’y débattît anxieusement, et qu’elle sentît le fond mou céder sous ses pieds, croyant toujours qu’elle allait être engloutie, et ayant toujours devant les yeux l’étendue plane des eaux tranquilles, et ne se noyant jamais.

Par le fait, rien n’était arrivé, rien n’arrivait. Depuis cette aube d’octobre, la vie extérieure continuait sans changement. Nulle parole n’avait été proférée qui fixât un terme, qui fît prévoir une interruption. Il semblait même que la douce promesse du voyage aux Monts Euganéens allait être tenue, puisque la floraison des pêchers approchait. Et néanmoins, à présent, elle sentait l’impossibilité absolue de continuer à vivre de la façon dont elle vivait à côté de l’aimé. C’était un sentiment défini et indiscutable, comme celui de l’homme qui se trouve dans une maison en feu, ou qui, dans la montagne, est arrêté par un précipice, ou qui, dans le désert, à bu la dernière gorgée de son outre. Il y avait en elle quelque chose d’accompli, comme dans l’arbre qui a donné tout son fruit, comme dans le champ qui a été moissonné, comme dans le fleuve qui est arrivé à la mer. Sa nécessité intérieure était comme la nécessité des faits naturels, des marées, des saisons, des révolutions célestes. Elle l’accepta, sans examen.

Et son courage ressuscita, son âme se redressa, son activité se réveilla, toutes ses qualités viriles reparurent. En peu de temps elle établit son itinéraire, réunit ses gens, fixa la date du départ. « Tu iras travailler, là-bas, chez les Barbares, dans les pays d’outre-mer », se dit-elle durement à elle-même. « De nouveau tu iras errant de ville en ville, d’hôtel en hôtel, de théâtre en théâtre ; et, chaque soir, tu feras hurler la foule qui te paie. Tu gagneras beaucoup d’argent. Tu reviendras chargée d’or et de sagesse, s’il ne t’arrive pas de rester écrasée par hasard sous une roue, dans un carrefour, un jour de brouillard… »

« Qui sait ? » se dit-elle encore. « De qui as-tu reçu l’ordre de partir ? De quelqu’un qui est en toi, tout au fond de toi, et qui voit ce que tu ne vois pas, comme l’aveugle de la tra-