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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/402

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LA REVUE DE PARIS

rement ses îles comme le ciel porte ses nuages les plus doux. Les longues bandes fines du Lido et de la terre ferme avaient l’inconsistance de ces débris noirâtres qui flottent en cordons sur les eaux apaisées. Torcello, Burano, Mazzorbo, San-Francesco-del-Deserto, vus de loin, présentaient l’apparence, non de rivages abordables, mais de pays submergés dont les cimes dépasseraient la surface de l’eau comme les hunes des navires coulés à pic. Faibles étaient les traces des hommes sur cette solitude plane, comme les lettres rongées par le temps sur les sépulcres antiques.

— Or donc, le maître verrier, entendant chez Zeno célébrer le fameux orgue du roi de Hongrie : « Corpo de Baco ! » s’écria-t-il. « I vedarà che organo che savarò far anca mi co’la mia cana, liquida musa canente ! Vogio far el Dio de i organi ! Dant sonitum glaucæ per stagna loquacia cannæVogio che l’acqua de la laguna ghe daga el son e che i pali, le piere, i pessi, i canta anca lori ! Multisonum silentiumI vedarà, corpo de Diana ![1] » Tous les assistants se mirent à rire, sauf Giulia da Ponte, parce qu’elle avait les dents noires. Et le Sansovino fit une dissertation sur les orgues hydrauliques. Mais le fanfaron, avant de prendre congé, convia la compagnie à entendre sa nouvelle musique le jour de la Sensa et promit que le Doge sur son Bucentaure s’arrêterait au milieu de la lagune pour écouter. Ce soir-là, le bruit courut à Venise que Dardi Seguso avait perdu le sens ; et le Conseil, qui était plein de tendresse pour ses verriers, envoya un messager à Murano pour prendre des nouvelles. Le messager trouva l’artisan avec sa courtisane Perdilanza del Mido qui le caressait, inquiète et effrayée parce qu’il lui semblait qu’il extravaguait. Le maître après avoir regardé le messager avec des yeux de flamme, éclata d’un rire puissant qui rassura sur l’état de son esprit mieux que toute parole ; et, très calme, il lui ordonna de rapporter au Conseil que, pour la Sensa, Venise, avec Saint-Marc, le Grand-Canal et le palais des Doges,

  1. « Corps de Bacchus ! Vous verrez quel orgue je saurai faire, moi aussi, avec ma canne, liquida musa canente ! Je veux faire le Dieu des orgues ! Dant sonitum glaucæ per stagna loquacia cannæ… Je veux que l’eau de la lagune lui donne le son, et que les pieux, les pierres, les poissons chantent aussi ! Multisonum silentium… Vous verrez, corps de Diane ! »