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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/401

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LE FEU

démie des Pellegrini qui avait ses jardins à Murano, et souvent invité à souper par le Titien dans sa maison du quartier des Biri, ami de Bernardo Cappello, de Jacopo Zane et d’autres patriciens pétrarquistes… Ce fut chez Gaterino Zeno qu’il vit l’orgue fameux construit pour Mathias Corvin, roi de Hongrie ; et sa belle idée lui vint au cours d’une discussion avec cet Agostino Amadi, qui avait réussi à mettre dans sa collection d’instruments une vraie lyre grecque, un grand heptacorde lesbien, riche d’or et d’ivoire… Ah ! te l’imagines-tu, cette relique de l’école de Mytilène apportée à Venise par une galère qui, en traversant les eaux de Sainte-Maure, entraîna jusqu’à Malamocco dans son sillage le cadavre de Sapho comme une touffe d’herbes arides ? Mais cela, c’est une autre histoire.

Encore une fois la femme nomade retrouva sa jeunesse pour sourire, étonnée comme une enfant à qui l’on montre un livre d’images. Combien d’histoires merveilleuses, combien de délicieuses inventions l’Imaginifique n’avait-il pas trouvées pour elle sur cette eau, durant les heures lentes ! Combien d’enchantements n’avait-il pas su composer pour elle, au rythme de la rame, avec sa parole qui rendait tout visible ? Combien de fois, au flanc de l’aimé, sur le léger esquif, n’avait-elle pas savouré cette espèce de sommeil lucide où s’interrompaient toutes les peines et où seules flottaient les visions de la poésie !

— Raconte ! pria-t-elle.

Et elle aurait voulu ajouter : « Cette histoire sera la dernière ! » Mais elle se retint, parce qu’elle avait caché à son ami ce qu’elle avait résolu.

Il se mit à rire.

— Ah ! tu es avide de fables comme Sofia !

À ce nom, comme au nom du printemps, elle sentit son cœur défaillir, la cruauté de son sort lui transpercer l’âme, tout son être se retourner vers les biens perdus.

— Regarde ! — dit-il, en indiquant la muette plaine lagunaire qui, çà et là, se ridait au passage de la brise. — N’aspirent-elles pas à devenir musique, ces lignes infinies de silence ?

Pâle dans le calme de l’après-midi, l’estuaire portait légè-