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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/404

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LA REVUE DE PARIS

qu’il prononçait avec ferveur, et parce que cette île était l’unique endroit où il ne lui fût pas permis de le suivre. Il avait construit là son nouvel atelier, et il s’y tenait la plus grande partie du jour et la nuit presque entière, assisté de ses ouvriers qu’il avait astreints au secret par un serment devant l’autel. Le Conseil, en ordonnant que le maître fût pourvu de tout ce dont il aurait besoin pour sa terrible besogne, décréta qu’il aurait la tête tranchée dans le cas où son œuvre se montrerait inférieure à son orgueil. Alors, Dardi mit un fil d’écarlate autour de son cou nu.

La Foscarina se redressa pour s’abandonner de nouveau sur les coussins noirs, éblouie. Entre les apparences de la prairie marine et celles du conte, elle s’égarait comme dans le labyrinthe ; et elle commençait à éprouver la même anxiété qu’alors, parce que, dans son esprit, la réalité se confondait avec les fantômes. Stelio semblait parler de lui-même au moyen de ces étranges figures, comme en ce dernier soir de septembre où il lui avait expliqué le mythe de la grenade ; et le nom de la femme imaginaire commençait justement par les deux premières syllabes du nom qu’en ce temps-là il lui donnait !

Voulait-il, sous le voile de ce récit, lui faire entendre quelque chose ? Et quelle chose ? Et pourquoi, dans le voisinage du lieu où elle avait été prise de l’horrible rire, se complaisait-il à cette fantaisie qui semblait inspirée par le souvenir de la coupe brisée ? L’enchantement se rompit, l’oubli se dissipa. En tâchant de comprendre, elle se façonna elle-même, avec cette matière de rêve, un instrument de torture. Elle ne se souvint plus que son ami ignorait encore le prochain adieu. Elle le regarda, lui reconnut sur le visage cette félicité intellectuelle qui brillait d’ordinaire en lui comme quelque chose d’adamantin et d’aigu. Instinctivement, elle lui dit au dedans d’elle-même : « Je m’en vais ; ne me blesse pas ! »

— Zorzi, quelle est cette chose blanche qui flotte là-bas, sous la muraille ? — demanda-t-il au rameur de l’arrière.

Ils côtoyaient Murano. On apercevait les enceintes des jardins, les cimes des lauriers. La fumée noire des fournaises ondulait comme un crêpe suspendu dans l’air argentin.