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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/405

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LE FEU

Alors l’actrice, avec une subite horreur, eut la vision du port lointain où l’attendait le navire énorme et palpitant ; elle revit le nuage perpétuel sur la cité brutale aux mille et mille cheminées, aux montagnes de charbon, aux forêts de mâts, aux monstrueuses armatures ; elle réentendit le fracas des marteaux, le grincement des treuils, le ronflement des machines, l’immense gémissement du fer dans le brouillard enflammé.

El xe un can morto[1], dit le rameur.

Une charogne enflée et jaunâtre flottait près du mur en briques rouges, dans les crevasses duquel tremblaient les herbes et les fleurs, filles de la ruine et du vent.

— Rame ! — cria Stelio, pris de dégoût.

La Foscarina ferma les yeux. Sous l’effort des rames, l’esquif s’élança, fila sur l’eau laiteuse. Le ciel se faisait tout blanc. Une égale splendeur diffuse régnait sur l’estuaire. Des voix de marins venaient d’une barque chargée de verdures. De San-Giacomo-di-Palude venait un ramage de moineaux. Une sirène hurla dans le lointain.

— Eh bien, l’homme au fil d’écarlate… — demanda la Foscarina, anxieuse d’entendre la suite du récit, parce qu’elle voulait comprendre.

— Il sentit plus d’une fois sa tête branler sur son cou, — reprit Stelio en riant. — Il avait à souffler des tubes gros comme des troncs d’arbre, et non avec la force d’un soufflet, mais avec l’art d’une bouche vivante, tout d’une haleine, sans interruption. Imagine ! Les poumons d’un cyclope n’y auraient pas suffi. Ah ! je te raconterai, un jour, l’ardeur de cette existence placée entre la hache du bourreau et la nécessité du prodige, en colloque avec les éléments ! Il avait le Feu, l’Eau et la Terre ; mais l’Air, le mouvement de l’Air, lui manquait. Cependant, chaque matin, les Dix envoyaient un homme rouge lui donner le bonjour : cet homme rouge, tu sais, qui, le capuchon sur les yeux, embrasse la colonne dans l’Adoration des Mages du second Bonifazio. Après des essais infinis, Seguso eut une bonne idée. Ce jour-là, sous les lauriers, avec le Priscianèse, il

  1. « C’est un chien mort. »