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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/427

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LE FEU

sous l’arche du pont qui regarde l’île de San-Michele, pénétra dans l’humidité du rio obscur et rasa les péottes noires qui pourrissaient le long des murs corrodés. Des campaniles voisins, de San-Lazzaro, de San-Canciano, de San-Giovanni-e-Paolo, de Santa-Maria-dei-Miracoli, de Santa-Maria-del-Pianto, répondirent d’autres voix ; et le bourdonnement sur leurs têtes était si fort qu’ils croyaient le sentir dans les racines de leurs cheveux comme un frisson de leur propre chair.

— C’est toi, Daniele ?

Stelio crut reconnaître à la porte de sa maison, sur le quai Sanudo, la figure de Daniele Glàuro.

— Ah ! Stelio, je t’attendais ! — lui cria dans la rafale des sons la voix haletante de son ami. — Richard Wagner est mort !

Le monde parut diminué de valeur.

La femme nomade se réarma de son courage et prépara son viatique. Du héros étendu dans le cercueil montait à tous les cœurs nobles une haute et pressante admonition. Elle sut la recevoir et la convertir en actes et en pensers de vie.

Or, il arriva que son ami survint au moment où elle réunissait les livres familiers, les petites choses chères dont elle ne consentait jamais à se séparer, les images qui avaient pour elle un pouvoir de rêve ou de consolation.

— Que fais-tu ? lui demanda-t-il.

— Je me prépare à partir.

Elle vit le visage du jeune homme s’altérer ; mais elle ne chancela pas.

— Où vas-tu ?

— Loin. Je traverse l’Atlantique.

Il pâlit. Mais tout de suite il douta : il pensa qu’elle ne disait pas la vérité, qu’elle voulait seulement le mettre à l’épreuve ou que sa résolution n’était pas ferme encore, et qu’elle s’attendait à être retenue. Sa désillusion inopinée sur le rivage de Murano lui avait laissé dans le cœur une trace.

— Tu t’es décidée ainsi à l’improviste ?