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Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/429

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LE FEU

manquerai, et tu ne me manqueras jamais. Quelque chose naît de nous qui sera plus fort que la vie.

Elle dit :

— Une mélancolie !

Devant elle, sur la table, étaient les livres familiers, avec leurs pages à la corne pliée, à la marge notée d’un signe, avec des fleurs et des brins d’herbe entre les feuillets, avec les marques de la douleur qui avait demandé et obtenu un réconfort de lumière ou d’oubli. Devant elle étaient les petites choses chères, étranges, diverses, presque toutes sans valeur : le pied d’une poupée, un cœur en argent, — un ex-voto, — une petite boussole en ivoire, une montre sans cadran, une vieille lanterne en fer, une boucle d’oreille dépareillée, une pierre à fusil, une clef, un cachet, d’autres bagatelles ; mais toutes consacrées par un souvenir pieux, animées par une croyance superstitieuse, touchées par le doigt de l’amour ou de la mort : reliques qui parlaient à une âme seule, et qui lui parlaient de tendresse et de cruauté, de guerre et de trêve, d’espérance et d’abattement. Devant elle étaient les images qui excitaient la pensée et disposaient à la méditation, figures auxquelles les artistes avaient confié une secrète confession, entrelacs de signes où ils avaient enfermé une énigme, lignes simples qui donnaient la paix comme la vue d’un horizon, allégories mystérieuses où se voilaient des vérités que, comme le soleil, ne pouvaient contempler fixement les yeux mortels.

— Regarde, — dit-elle à son ami, en lui indiquant du doigt une estampe. — Tu la connais bien.

Ils la connaissaient bien tous les deux ; mais ils se penchèrent ensemble pour la regarder, et elle leur paraissait nouvelle comme une musique qui, à ceux qui l’interrogent, répond toujours une chose différente. Elle était de la main d’Albert Dürer.

Le grand Ange terrestre aux ailes d’aigle, l’Esprit sans sommeil, couronné de patience, était, assis sur la pierre nue, le coude appuyé au genou, la joue soutenue par le poing, ayant sur la cuisse un livre, et le compas dans l’autre main. À ses pieds gisait, ramassé en rond comme un serpent, le lévrier fidèle, le chien qui le premier, à l’aube des temps, chassa en compagnie de l’homme. À son flanc, perché