Aller au contenu

Page:Revue de Paris - 1900 - tome 4.djvu/68

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
64
LA REVUE DE PARIS

chaînes. Elle éprouvait un besoin âpre et irrésistible de railler, de dévaster, de fouler aux pieds, envahie par une sorte de démon perfide. Tout vestige de tendresse et de bonté avait disparu, et toute espérance, et toute illusion. La haine sourde qui couve sous l’amour des femmes ardentes se révélait dominatrice. Dans le regard de l’homme elle découvrait la même ombre qui passait sur son propre regard.

— Je vous irrite ? Vous voulez retourner seul à Venise ? Vous voulez laisser derrière vous la Saison morte ? L’eau descend ; mais il y en a toujours assez pour qui n’a pas l’intention de revenir dessus. Vous plaît-il que j’en fasse l’épreuve ? Ne suis-je pas docile à souhait ?

Ces choses insensées, elle les disait d’une voix sifflante ; et elle était devenue presque livide, soudainement émaciée comme si un poison la rongeait. Et Stelio se souvenait de lui avoir vu sur le visage ce même masque, en un jour lointain de volupté, de fureur et de tristesse. Son cœur se serra ; puis il se desserra.

— Ah ! si je vous ai fait mal, je vous demande pardon ! — dit-il, en essayant de lui prendre une main pour la calmer par la douceur de ce geste. — Mais ne nous étions-nous pas acheminés ensemble vers ce but ? N’est-ce pas de vous que me venait…

Elle l’interrompit, impatiente de cette douceur, de ce baume accoutumé.

— Mal ? Et qu’importe ? Ne vous apitoyez pas, ne vous apitoyez pas ! Ne pleurez pas sur les beaux yeux du lièvre aux reins brisés…

Elle marchait sur le quai, le long du canal violâtre, devant les portes où, dans le crépuscule, étaient encore assises les femmes tenant sur leurs genoux les corbeilles pleines de verroteries. La parole se cassa entre ses dents. La contracture de ses lèvres se changea en une convulsion frénétique de rires qui sonnèrent comme des sanglots déchirants. Son compagnon frissonna ; et il lui parlait, bas, alarmé, sous les yeux suiveurs des curieux.

— Domine-toi ! Domine-toi ! Oh ! Foscarina, je t’en conjure ! Ne sois pas ainsi ! Je t’en conjure ! Nous arrivons tout de suite au rivage, et bientôt à la maison… Je te dirai…